22/09/2021
Approches de Maurice Blanchot
L’écrivain Maurice Blanchot (1907-2003) jouit, parmi ses quelques lecteurs, d’une rare notoriété, à l’image de l’invisibilité qui fut la sienne jusqu’à sa mort, et au-delà. Il est considéré comme un très grand auteur, son influence secrète est certaine, mais il n’est en général pratiquement jamais cité. Certains jeunes romanciers parfois se souviennent de lui, et lui rendent hommage. Certains philosophes, également, qui reviennent à ses textes, sur le modèle du grand Jacques Derrida autrefois, qui fut son ami. Nous verrons que l’amitié, ici, joue un rôle central ‒ mais une amitié spécifique, régie par des règles draconiennes.
La revue Philosophie, publiée aux éditions de Minuit, a la bonne idée, en ce mois de septembre, de consacrer sa livraison à Blanchot. On sait que Blanchot fut avant tout un critique exigeant et un romancier hermétique, ou en tout cas difficile, et qu’il puisait son inspiration pour une large part dans la philosophie de son temps. Les rédacteurs de Philosophie ont choisi d’insister sur cette influence, évidemment essentielle dans toute l’œuvre de Blanchot, de Thomas l’Obscur au Pas au-delà. Il faut rappeler un élément biographique qui a son importance : dès avant guerre, Blanchot rencontra le philosophe Emmanuel Levinas, et ils devinrent amis. C’est Levinas qui lui fit connaître Heidegger.
Justement, en ouverture de ce numéro de Philosophie, est reproduite une lettre inédite de Blanchot à un correspondant anonyme. Le sujet en est Heidegger. Blanchot se demande s’il faut mettre l’auteur de Sein und Zeit sur un même plan d’égalité que Hegel, Marx et Nietzsche. Ou si une « rupture » se serait dès lors produite ? Dans sa présentation, Étienne Pinat résume de manière habile la réponse ambiguë de Blanchot : « Blanchot identifie chez Heidegger la poursuite d’une tradition qui pense l’homme à partir de la possibilité, et il interprétait déjà dans L’Espace littéraire l’être-pour-la-mort comme la continuation d’une tradition hégélienne et nietzschéenne pensant le rapport à la mort comme un rapport de possibilité. » Mais regardons ce que Blanchot écrit dans cette lettre passionnante, en particulier lorsqu’il avertit qu’à travers le langage même de Heidegger « quelque chose de tout autre s’annonce » : « C’est qu’il est, nous dit Blanchot de Heidegger, peut-être essentiellement un écrivain. […] De là, poursuit Blanchot, le sens solitaire de son apparition ; de là l’amitié intellectuelle que nous lui devons. »
Ces quelques mots de Blanchot sur Heidegger me semblent particulièrement importants. Lorsqu’il affirme que Heidegger n’est pas seulement un philosophe, mais aussi un écrivain, c’est-à-dire finalement un penseur, il indique précisément ce qu’il recherche. Avec Heidegger, mais aussi avec Blanchot, par conséquent, a pris forme une nouvelle manière de procéder. La philosophie devient littérature, au sens le plus performatif et, également, traditionnel du terme. Blanchot voit dans cette confluence suprême la naissance d’un esprit commun, et c’est ce qu’il appelle amitié.
Dans sa contribution sur « La décennie phénoménologique de Maurice Blanchot », Étienne Pinat revient sur cette découverte majeure, et la confirme : « Loin de voir, écrit-il, dans cette analogie entre la démarche de la littérature et de la philosophie contemporaines une simple coïncidence, Blanchot, conformément à sa déclaration de 1938 [dans un article sur La Nausée de Sartre], y voit un lien essentiel. »
Ce numéro de Philosophie propose d’autres articles qui tournent tous autour de l’apport de la phénoménologie chez Blanchot. Ce faisant, et même si elles n’offrent sans doute pas de découvertes nouvelles sur cet auteur (sauf peut-être celle de Danielle Cohen-Levinas), ces contributions forment une introduction idéale aux livres de Blanchot, à mon sens.
Jacques Derrida reste l’un de ceux qui ont le mieux parlé de Blanchot, et expliqué pourquoi il fallait absolument le lire. Dans une conférence intitulée « Maurice Blanchot est mort » (recueillie dans le volume Parages, aux éditions Galilée), il annonçait : « Blanchot n’aura cessé de séjourner dans ces lieux inhabitables pour la pensée, qu’il s’agisse de cette question de l’impossible et de la possibilité de l’impossible ou qu’il s’agisse de l’espace fictionnel, voire littéraire qui accueille le vivre de la mort, le devenir mort-vivant, voire le fantasme de l’enterré vif. »
Aujourd’hui, Maurice Blanchot est mort, mais la pensée de l’amitié, qu’il a contribué à forger, demeure ‒ peut-être à jamais.
Philosophie, numéro 151, septembre 2021. Maurice Blanchot. Éd. De Minuit, 11 €.
09:16 Publié dans Livre | Tags : maurice blanchot, jacques derrida, heidegger, phénoménologie, amitié, pensée, mort | Lien permanent | Commentaires (0)
06/05/2021
Jean-Luc Marion, philosophe de la religion
La philosophie de la religion est une discipline de moins en moins fréquentée par les spécialistes, alors qu'en France même, avant-guerre, elle avait été le terreau de fameuses controverses. Aujourd'hui, seul un Jean-Luc Marion tente d'en faire perdurer l'éclat, avec une constance qui force l'intérêt. Il vient de publier un gros livre sous le titre D'ailleurs, la Révélation, où il s'attaque à une question centrale de la théologie chrétienne. Expliquer les tenants et aboutissants de la Révélation le conduit à un voyage dans les textes, où Marion analyse le plus rigoureusement possible ce concept insaisissable, complexe, mystérieux.
On connaît la méthode de notre philosophe, qui s'appuie sur une "phénoménologie de la donation", en utilisant une herméneutique empruntée à Husserl et à Heidegger. Je dois dire que, dans cet ouvrage, toutes les analyses ne m'ont pas parlé. Le recours à saint Thomas d'Aquin, par exemple, me laisse toujours un peu froid. En revanche, que de merveilles dans certaines exégèses de l'Évangile, notamment ce commentaire central de l'épisode de la Samaritaine, dans saint Jean : "le récit de la rencontre entre une femme de Samarie et le Christ, écrit Marion, [...] fixe le paradigme de l'objectif inconnu et du don ignoré en un dialogue dont les moments s'articulent en toute rigueur". Marion se tourne également vers saint Augustin, et, là, je suis également preneur.
En somme, pour résumer trop rapidement le propos de Jean-Luc Marion, Dieu se révèle aux hommes pour "prendre rang dans notre rationalité". C'est le déploiement d'un amour infini, qui "se manifeste dans le (corps) fini de la chair de Jésus". Pour Marion, l'amour est une porte d'entrée évidemment essentielle. On est d'ailleurs ici en pays de connaissance, pour ceux qui ont lu d'autres livres de Marion, comme son classique, réédité en 2018 aux éditions Grasset, Prolégomènes à la charité.
Il faut ajouter que l'œuvre de Jean-Luc Marion n'est pas lue simplement pas des croyants ; ses découvertes conceptuelles traversent tous les champs du savoir, et sont utilisées volontiers par différents chercheurs. Je sais ainsi que des théoriciens du cinéma s'enrichissent de son travail, pour nourrir leurs analyses.
D'ailleurs, la Révélation apportera beaucoup à ses éventuels lecteurs, selon moi. Dans tout le bruit ambiant de la modernité, cette méditation philosophico-religieuse sera une occasion unique de ressourcement spirituel. L'homme contemporain est à la recherche de lumière. Il en trouvera le chemin dans cet essai, qui est à la fois une plongée dans la tradition la plus haute, et, corrélativement, un état des lieux de notre condition présente. Cela se mérite, mais vos efforts seront récompensés.
Jean-Luc Marion, D'ailleurs, la Révélation. Éd. Grasset, 29 €.
07:28 Publié dans Philosophie | Tags : jean-luc marion, d'ailleurs, la révélation, philosophie de la religion, phénoménologie, husserl, heidegger, saint thomas d'aquin, saint jean, jésus, modernité, tradition | Lien permanent | Commentaires (0)