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29/03/2022

Un nouveau livre du romancier français

 

La vérité sur Philippe Sollers

 

 

Il a toujours été difficile d’avoir des idées claires sur Philippe Sollers. L’écrivain a abordé tous les genres de littératures, inspiré par les plus illustres auteurs classiques, de Dante à James Joyce. Surtout, il a eu la faculté, depuis quasiment ses débuts, de côtoyer les avant-gardes du moment, en en devenant souvent la tête pensante, voire l’un des chefs revendiqués. Le surréalisme l’avait beaucoup intéressé, il portait une grande admiration à André Breton. Puis, le jeune mouvement autour de la revue Tel Quel, dont il fut l’un des fondateurs, l’a longuement retenu, et s’adaptait fort bien, en politique, à son maoïsme sans retenue, étiquette lourde à porter par la suite. La concurrence avec le mouvement situationniste se dénoua, à partir des années 80, par une admiration sincère pour Guy Debord, qu’il invita plus tard à se faire publier aux éditions Gallimard. En 1983, le roman Femmes avait permis à Sollers de se recentrer sur une littérature plus « conservatrice », faite, plus que jamais, de références aux grands auteurs, mais aussi de libertinage tous azimuts.

 

Aujourd’hui très âgé, Sollers continue de publier chaque année des sortes de romans-essais, dans lesquels il médite à partir de ses lectures récentes ‒ il a en effet constamment été un grand lecteur et un remarquable critique. Le volume, cette année, ne comporte qu’une soixantaine de pages et s’intitule Graal, comme s’il s’agissait presque d’un chant du cygne. C’est cependant un texte très significatif, indubitablement, qui mélange avec une sincérité désarmante les grands thèmes du Sollers que nous connaissons, mais en donnant des clefs véridiques. La vieillesse n’a fait que conforter le légendaire « libertin » des lettres, semble-t-il, qui a compris que, désormais, s’apprêtant à jouer son dernier coup d’archet, il rentrait dans la phase des aveux et de la confession ultime. Il y a dans cette prose raffinée de Graal un émouvant tremblé ‒ comme dans l’écriture manuelle de certains vieillards épuisés par la vie, mais désirant néanmoins toujours en jouir, du haut de leur siècle incertain. Cette écriture, d’ailleurs, ressemble à la mienne, désormais.

 

On savait Sollers adepte et admirateur d’un certain illuminisme qui traversa notamment le XVIIIe, son siècle de prédilection. Dans Graal, notre auteur, allant plus loin, nous donne le fin mot : « Mon anomalie génétique inexpliquée est connue depuis longtemps des spécialistes. […] je suis un Atlante, ce qui expliquerait la plus grande partie de mes bizarreries. » Eh oui ! Vous avez bien lu. Un « Atlante », c’est-à-dire un de ces humains issus de l’Atlantide, ce continent mystérieux, englouti il y a plusieurs millénaires au moins. Platon l’évoque dans le Timée et le Critias. L’Atlantide a donné lieu, à travers les siècles, à toutes sortes d’interprétations ou de délires pseudo-scientifiques.

 

Sollers, inspiré par un ouvrage rare du XVIIIe siècle, Les Mystères sexuels de l’Atlantide, va insister sur le type d’initiation que lui-même aurait reçu. C’est une initiation incestueuse et très libertine : « les femmes atlantes apprennent très tôt aux jeunes garçons à se caresser pour imiter les femmes en train de se donner du plaisir. […] Ce sont bien les mères et les tantes qui se chargent volontiers de cet événement qui marque à vie les jeunes mâles. » Et Sollers de revenir à l’envi sur sa propre initiation charnelle avec sa tante, qu’il avait déjà racontée à mots couverts dans Femmes, si je me souviens bien.

 

À partir de cette scène inaugurale, l’imagination de Sollers vagabonde, de manière érudite, grâce à toute une série de textes anciens qu’il cite généreusement. Pour lui, la plupart des grands hommes qui ont marqué l’humanité étaient des Atlantes. Le Christ par exemple, sur lequel Sollers ne tarit pas d’éloges (notre libertin est aussi un grand catholique romain). Ou encore, saint Jean, fondateur de « l’Église invisible », auteur mythique d’un Évangile gnostique. « Que fait Jean, écrit Sollers, à la fois mort et vivant, pendant tout ce temps ? Il n’y a qu’une seule réponse : il garde le Graal, mais où et comment ? La réponse est au début de son Évangile, à condition de bien le comprendre et en le traduisant au présent : Au commencement est le Verbe... »

 

Sollers a souvent affirmé qu’il aimait beaucoup l’écrivain ésotérique René Guénon. Je suis moi-même un lecteur de Guénon (en particulier du Roi du Monde, disponible aux éditions Gallimard). J’aime les constructions symboliques, qui nous mettent sur le chemin de la véritable tradition. Bien sûr, Sollers nous parle de tout ceci avec un « moi » très amplifié, le sien, qui déforme sans doute un peu la doctrine originelle. Il se rapproche peut-être, ce faisant, d’un René Daumal et de son fascinant Mont Analogue. Au fond, dans Graal, Sollers nous donne une belle leçon de subjectivité romanesque. Car le « romanesque » est là, dans cet effort de Sollers d’aller au plus profond de soi, pour se connaître enfin. Expérience essentielle et bien connue, mais rarement réalisée de nos jours. Il y faut sans doute toute une vie.

 

 

Philippe Sollers, Graal. Éd. Gallimard, 12 €.

06/05/2021

Jean-Luc Marion, philosophe de la religion

   

   La philosophie de la religion est une discipline de moins en moins fréquentée par les spécialistes, alors qu'en France même, avant-guerre, elle avait été le terreau de fameuses controverses. Aujourd'hui, seul un Jean-Luc Marion tente d'en faire perdurer l'éclat, avec une constance qui force l'intérêt. Il vient de publier un gros livre sous le titre D'ailleurs, la Révélation, où il s'attaque à une question centrale de la théologie chrétienne. Expliquer les tenants et aboutissants de la Révélation le conduit à un voyage dans les textes, où Marion analyse le plus rigoureusement possible ce concept insaisissable, complexe, mystérieux. 

   On connaît la méthode de notre philosophe, qui s'appuie sur une "phénoménologie de la donation", en utilisant une herméneutique empruntée à Husserl et à Heidegger. Je dois dire que, dans cet ouvrage, toutes les analyses ne m'ont pas parlé. Le recours à saint Thomas d'Aquin, par exemple, me laisse toujours un peu froid. En revanche, que de merveilles dans certaines exégèses de l'Évangile, notamment ce commentaire central de l'épisode de la Samaritaine, dans saint Jean : "le récit de la rencontre entre une femme de Samarie et le Christ, écrit Marion, [...] fixe le paradigme de l'objectif inconnu et du don ignoré en un dialogue dont les moments s'articulent en toute rigueur". Marion se tourne également vers saint Augustin, et, là, je suis également preneur.

   En somme, pour résumer trop rapidement le propos de Jean-Luc Marion, Dieu se révèle aux hommes pour "prendre rang dans notre rationalité". C'est le déploiement d'un amour infini, qui "se manifeste dans le (corps) fini de la chair de Jésus". Pour Marion, l'amour est une porte d'entrée évidemment essentielle. On est d'ailleurs ici en pays de connaissance, pour ceux qui ont lu d'autres livres de Marion, comme son classique, réédité en 2018 aux éditions Grasset, Prolégomènes à la charité

   Il faut ajouter que l'œuvre de Jean-Luc Marion n'est pas lue simplement pas des croyants ; ses découvertes conceptuelles traversent tous les champs du savoir, et sont utilisées volontiers par différents chercheurs. Je sais ainsi que des théoriciens du cinéma s'enrichissent de son travail, pour nourrir leurs analyses.

   D'ailleurs, la Révélation apportera beaucoup à ses éventuels lecteurs, selon moi. Dans tout le bruit ambiant de la modernité, cette méditation philosophico-religieuse sera une occasion unique de ressourcement spirituel. L'homme contemporain est à la recherche de lumière. Il en trouvera le chemin dans cet essai, qui est à la fois une plongée dans la tradition la plus haute, et, corrélativement, un état des lieux de notre condition présente. Cela se mérite, mais vos efforts seront récompensés.

 

Jean-Luc Marion, D'ailleurs, la Révélation. Éd. Grasset, 29 €.

13/12/2014

Un temps sans promesses

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   La fatalité de l'histoire humaine est de s'être déroulée au fil d'une incessante phase de troubles, qui s'est accélérée à l'époque moderne de manière à donner ce que l'on nomme un monde en "crise" (1). Là-dedans, l'homme a tenté, par différents moyens, de se sauvegarder, sans empêcher pour autant le pire de dominer. Et pourtant, des outils lui étaient proposés ; mais sans qu'il sache toujours les utiliser avec discernement. Le logos d'Héraclite, tel qu'on le trouve défini dans un fragment retrouvé, laisse apparaître l'aspect d'insuffisance de l'esprit humain : "Or du discours qui est celui-ci, les hommes vivent toujours loin par l'intelligence, avant d'écouter, comme après qu'ils l'ont écouté une première fois." Ce passage m'a toujours fait penser au logos de saint Jean, qui compare le Verbe à une lumière dont les hommes auraient refusé l'éclat : "Elle a été dans le monde, le monde fait par elle, et le monde ne l'a pas reconnue." Ce refus de la lumière va même, on le sait, jusqu'à la mort de Dieu, sur quoi est fondée la religion (2) – et dont Nietzsche a su si bien décrire les effets. Je lisais dernièrement un texte assez remarquable du pape Benoît XVI, La Parole de Dieu (3). Remarquable, en ce sens qu'il n'élude pas la question, évoquant le "silence" de Dieu, silence énigmatique, profondément troublant pour le croyant et pour l'incroyant : "Comme le montre la croix du Christ, écrivait le pape, Dieu parle aussi à travers son silence." C'est même, poursuit-il, "une étape décisive du parcours terrestre du Fils de Dieu, Parole incarnée." Une "étape", mais aussi une épreuve pour l'homme lui-même "qui, après avoir écouté et reconnu la Parole de Dieu, doit aussi se mesurer avec son silence", comme le dit encore Benoît XVI. Nietzsche a eu raison de diagnostiquer dans la religion chrétienne une sorte de nihilisme. Le christianisme s'est sans doute imposé parce qu'il était, malgré tout, une réaction possible à la situation de crise dont je parlais au début. Il a su s'adapter à l'absence de réponse – au silence même de Dieu.

(1) Voir Myriam Revault d'Allonnes, La Crise sans fin, Essai sur l'expérience moderne du temps. Éd. du Seuil, 2012. (2) Voir Jacques Derrida, Foi et Savoir. Éd. du Seuil, coll. "Points", 2001. (3) Benoît XVI, La Parole de Dieu. Exhortation apostolique Verbum Domini, 30 septembre 2010.

Illustration : image du film Les Communiants (1962) d'Ingmar Bergman, avec Gunnar Björnstrand.