14/08/2014
Claustration
J'ai eu le curieux projet d'écrire un livre assez bref sur le chanteur Michel Polnareff (photo), dans lequel j'aurais raconté de manière très précise les trois années et demie qu'il a passées enfermé à l'intérieur d'un palace parisien, le Royal Monceau, confiné dans ce lieu clos et hors du monde tel un des Esseintes du show-biz. Cette expérience de claustration volontaire me titillait l'imagination, et je trouvais que la presse, pourtant avide de détails, n'avait pas su nous en dévoiler suffisamment la teneur. J'aurais donc envisagé d'interroger, durant quelques jours, le chanteur en personne (lui seul était en mesure de raconter cette période de son existence) dans sa demeure californienne actuelle, où il continue du reste de mener une vie quasi recluse. Je l'aurais confessé aussi longuement que possible sur cette performance énigmatique, qui me l'a rendu presque plus cher que sa musique. La tâche était compliquée à programmer dans son aspect matériel, car une question surtout se posait à moi : Polnareff aurait-il accepté de me parler ? Qui aurait eu assez de poids auprès de cet artiste réputé discret et réservé, jusqu'à la névrose, pour le convaincre de livrer au public des péripéties si éminemment intimes ? Souvent, à tout hasard, au cours de déjeuners, je parlais de cette idée d'un livre sur Polnareff à des interlocuteurs divers ; en général, l'idée leur semblait amusante ; cependant, je ne suis jamais tombé sur la personne qui m'en aurait facilité la réalisation. Mais peut-être — c'est ce que je crois aujourd'hui — ce projet était-il surtout fait pour rester à l'état de simple ébauche. Le réaliser lui aurait fait perdre une grande part de son charme intrinsèque.
15:42 Publié dans Anecdote | Tags : michel polnareff, livre, claustration, palace parisien, royal monceau, hors du monde, des esseintes, show-biz, vie recluse, californie, performance, névrose, ébauche, projet | Lien permanent | Commentaires (0)
31/03/2014
Vêtement
Quand, un samedi de l'hiver dernier, je suis entré dans un magasin de vêtements pour homme, et que j'ai demandé s'ils vendaient des "pantalons de flanelle", la vendeuse a hésité un moment. Elle ignorait en fait ce que désignait le mot "flanelle", le duveteux de la matière. Cela ne m'a pas surpris. J'avais déjà pu à maintes reprises constater cette ignorance de l'art de l'habillement par ceux-là mêmes dont c'est censé être le métier. Sous des manières arrogantes, ils dissimulent assez mal qu'il n'y connaissent rien en tissus, ou encore qu'ils ne savent pas vous indiquer la bonne taille, choisir le modèle qui pourra vous convenir. Essayer le bon polo, par exemple, est la quadrature du cercle. On doit se débrouiller tout seul, en comptant sur le hasard et sur son propre goût — ou s'abstenir d'acheter des vêtements, ainsi que le conseillait du reste l'écrivain américain Charles Bukowski, lui aussi sensible à ce problème, malgré les apparences, comme notre cher Paul Léautaud. Voilà pourquoi les hommes sont si souvent tellement mal habillés. J'ai heureusement fait parfois l'expérience inverse, mais cela demeure rarissime. Je me souviens ainsi d'un jour où, pour me remonter le moral, j'avais décidé d'aller m'acheter une cravate chez Arnys, rue de Sèvres, à l'époque où cette superbe boutique n'avait pas encore été revendue. En discutant avec un vendeur, j'avais apprécié que ses propos gardent la mesure, à l'image des beaux costumes cousus main, et qu'il soit même au courant de l'origine de la cravate, qui vient, comme son nom l'indique, de Croatie. Ce trait, qui n'aurait plus cours aujourd'hui, était à mes yeux suffisamment incroyable pour être noté.
06:33 Publié dans Anecdote | Tags : vêtements pour homme, flanelle, art de l'habillement, charles bukowski, paul léautaud, cravate, arnys, croatie | Lien permanent | Commentaires (1)
06/03/2014
Mon double
J'allais rarement dans ce bar excentré, où l'on pouvait boire à la pression de la Paulaner, bière que j'appréciais. Or, lorsque j'y entrai cette fois-là, le serveur m'annonça qu'il ne voulait plus me servir. Je lui demandai pourquoi. Il m'expliqua qu'il n'aimait pas les consommateurs ivres, qui faisaient du scandale. Je lui rétorquai que je ne m'étais jamais comporté de la sorte dans son établissement. Visiblement, il me prenait pour un autre. Après quelques échanges où je protestai sans trop y croire de ma bonne foi, et après qu'il m'eut bien dévisagé, il admit qu'il se trompait peut-être, et pour s'excuser m'offrit un verre. Je réfléchis cependant que j'avais probablement un sosie, quelqu'un qui me ressemblait, du moins au physique. Mon apparence n'a rien que de très banale, et sans doute, à première vue, dans l'anonymat des villes, je peux passer pour un autre. Ce double (mais, au fait, n'en ai-je qu'un ?) ne m'a jamais importuné davantage par sa mauvaise conduite. Il a dû continuer sa vie, loin de la mienne, sans plus rencontrer ne serait-ce qu'indirectement ma trajectoire, et sans, à vrai dire, que j'aie le moindre désir de tomber un jour sur lui.
17:07 Publié dans Anecdote | Tags : bar, ivresse, sosie, anonymat, double, trajectoire | Lien permanent | Commentaires (0)
21/02/2014
Démission
Pendant des années, j'ai reçu chaque matin le journal Le Monde. Un beau jour, j'en ai eu plus que marre de cette lecture, et ai interrompu définitivement mon abonnement. D'abord, ils ont voulu que je leur explique pourquoi je les quittais. Ils ont essayé de m'appeler plusieurs fois. Où avaient-ils déniché mon numéro (qui plus est, un numéro sur liste rouge) ? Ils ont voulu ensuite me proposer des tarifs préférentiels, pour m'inciter à replonger. Mais quand bien même cela eût été gratuit, je n'en voulais plus. Quelques mois plus tard, ils ont recommencé à me téléphoner. De nouveau, ce qu'ils désiraient absolument savoir, c'était la raison précise pour laquelle j'avais résilié mon abonnement. Ils voulaient connaître la vérité sur ma défection, estimant carrément avoir des droits sur moi ! C'était un peu comme si j'étais membre de leur société, en vertu de je ne sais quel privilège, et que j'avais indûment renié cet engagement sacré ! Voilà pourquoi, m'arrive-t-il encore de me dire, dans six mois, dans dix ans, ils me tourmenteront encore avec leurs questions, et ne me lâcheront jamais (1)... Cela me faisait penser à cette vieille série pour la télévision que je regardais étant enfant, Le Prisonnier. Le personnage principal était enlevé de chez lui et transporté dans une île pour y être interrogé sur le pourquoi de sa démission. Au début de chaque épisode, le générique répétait invariablement la même entrée en matière, où le héros, refusant de parler, et voyant les barreaux d'une prison se refermer sur lui, s'exclamait, à bout de nerfs : "Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !..."
(1) Aujourd'hui même, vendredi 21 février 2014, en début d'après-midi, j'ai encore reçu un appel du journal Le Monde. Les propos de la jeune femme, face à mes protestations, sont vite devenus incohérents. J'ai juste compris qu'il fallait que je rappelle tel service (lequel ?), pour ne plus être dérangé — vaste espoir digne du Château de Kafka !
17:52 Publié dans Anecdote | Tags : journal le monde, harcèlement téléphonique, défection, le prisonnier, démission, "je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !", le château de kafka | Lien permanent | Commentaires (0)
31/12/2013
Interruption
Je me trouvais un jour dans un avion. J'étais particulièrement inoccupé, lassé de lire les journaux. N'ayant ainsi rien à faire, je me suis mis à écouter le bruit des moteurs. Au bout d'un moment, à force de me concentrer sur leurs vibrations monotones, j'ai ressenti l'étrange impression que leur doux ronronnement s'arrêtait toutes les deux ou trois secondes, pour redémarrer immédiatement, comme après une brève respiration, histoire de reprendre haleine. A chaque "arrêt" que je constatais désormais très bien, quelque infime qu'il fût, je me demandais presque si ça allait repartir. Mais je n'avais jamais le temps de m'inquiéter réellement, et de plus, sans doute par habitude et de manière irréfléchie, je faisais confiance à la mécanique. Tout paraissait si paisible autour de moi !
13:31 Publié dans Anecdote | Tags : avion, désoeuvrement, arrêt, mouvement, force de l'habitude | Lien permanent | Commentaires (0)
14/12/2013
Exclusivisme littéraire
G. connaissait un Corse qui essayait d'ouvrir à Paris une boîte de production, et qui un jour l'avait invité à venir manger en compagnie de sa femme à son domicile. Au dessert, le Corse leur avait servi un superbe gâteau, spécialité de son pays, qu'il avait confectionné lui-même. La femme de G. lui en avait demandé la recette, mais le Corse fut intraitable, c'était un secret qui ne pouvait être révélé aux étrangers. Je ne me souviens plus du nom de ce Corse, je ne l'ai d'ailleurs jamais rencontré. J'ai seulement été en contact téléphonique avec lui une ou deux fois. G. me disait aussi, avec une petite pointe d'ironie, que, dans l'appartement du Corse, il n'y avait en tout et pour tout qu'un seul et unique livre, Les Caractères de La Bruyère. Cet amusant exclusivisme littéraire m'avait paru d'un bon sens redoutable et assez significatif.
17:55 Publié dans Anecdote | Tags : corse, la bruyère, les caractères | Lien permanent | Commentaires (0)
21/11/2013
Histoire tzigane
Mon ami Gilles, qui habite Varsovie depuis plus de vingt ans, m'a rapporté l'histoire suivante, parfaitement vraie d'après lui, qu'il avait entendu raconter dans un bar par un habitant de son quartier de Mokotow. Chaque matin, lorsque cet homme sortait de chez lui pour se rendre à son travail, il rencontrait au pied de l'immeuble un locataire tzigane assis sur une chaise, qui prenait tranquillement le frais sans se soucier de rien. Rentrant le soir, il saluait à nouveau le Tzigane qui n'avait, semble-t-il, pas bougé de la journée. Ce petit jeu dura assez longtemps, quelques mois peut-être. Un jour cependant, le Polonais, en le croisant comme de coutume, aperçoit le Tzigane en compagnie d'un collègue, tous deux installés sur de gros sacs de voyage, et prêts visiblement pour un départ imminent. "Vous vous en allez ? lui demanda-t-il." Le Tzigane lui fit cette réponse admirable : "Oh, oui ! J'ai eu une année très chargée. Maintenant, j'ai besoin de partir me reposer..." Et en effet, le Tzigane disparut alors, on ne le revit d'ailleurs jamais. L'histoire ne s'arrêtait pas là. Peu après, l'immeuble fut cambriolé, et les soupçons se portèrent évidemment tout de suite sur le Tzigane. Nonobstant, le véritable coupable était un autre résident, qui expliqua aux policiers qu'il n'avait pas osé agir tant que le Tzigane occupait les lieux. Le Tzigane lui faisait peur.
16:18 Publié dans Anecdote | Tags : tzigane, pologne, désoeuvrement, peur | Lien permanent | Commentaires (0)