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26/04/2015

Le rien final : "Persona" de Bergman

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   J'avais déjà vu à plusieurs reprises Persona (1966) de Bergman, mais, je crois, jamais sur grand écran. Autant dire que je n'avais jamais réellement vu ce chef-d'œuvre, et je m'en suis bien aperçu l'autre soir lors d'une séance au cinéma. J'ai enfin pu redécouvrir littéralement un film que je croyais connaître, mais tel enfin que le réalisateur l'avait véritablement conçu. Et ce fut incontestablement l'occasion pour moi de recevoir Persona d'une manière toute nouvelle, de me rendre compte avant tout de l'extrême richesse de son propos, dont aucun résumé ne saurait donner une idée juste. Rentré chez moi, après la séance, j'ai voulu lire le scénario qu'avait écrit au préalable le réalisateur. J'ai pu constater qu'entre ce texte initial, rédigé en quelques semaines alors que Bergman se trouvait à l'hôpital, et ce qui fut tourné par la suite, il existe de notables différences. Bergman a de fait laissé une grande part d'improvisation à lui-même et à son équipe. Jean-Luc Godard notait la remarque suivante, dans un article consacré au cinéaste suédois, en en faisant l'exact opposé d'un Visconti : "Ce qui est difficile, au contraire, c'est d'avancer en terre inconnue, de reconnaître le danger, de prendre des risques." (Cahiers du cinéma, juillet 1958) Godard a parfaitement pressenti l'essence du cinéma de Bergman, dans lequel un véritable enjeu se fait jour, un enjeu humain et universel.

   À contempler sur le grand écran les relations en huis clos qui rapprochent, puis opposent les deux héroïnes, j'ai mieux compris l'intimité charnelle qui les unissait, bien au-delà d'une ressemblance physique qui reste secondaire. Alma, l'infirmière, est un personnage plus sincère, plus honnête, moins rouée, dirais-je, que l'actrice, Elisabet Vogler, plongée quant à elle dans le mutisme absolu. Cette dernière traverse une crise réelle, où elle n'est plus capable d'aimer, ni son métier, qui lui donne le fou rire, ni sa famille (en particulier son fils). De façon hypocrite, avec le cynisme qu'entraîne parfois l'amertume, elle méprise Alma. Alma qui parle beaucoup, qui croit encore en la vie, avec simplicité et générosité, mais aussi, déjà, avec une pointe de fatalisme. Elle ressemble à d'autres personnages de Bergman, qui sont souvent ses porte-parole. Alma est évidemment assez intelligente pour comprendre que l'actrice se sert d'elle. Pourtant, elle ira jusqu'au bout de sa tâche, sans reculer, en faisant sortir de sa propre voix les paroles qu'Elisabet Vogler retient au tréfonds de son âme, secret indicible dont elle a honte. Alma "accouche" celle qui a choisi le silence (c'est la fameuse scène de la maternité, répétée deux fois) au péril de se diluer dans la personnalité même d'Elisabet.

   De retour à l'hôpital, Alma a endossé à nouveau son uniforme d'infirmière. Elle est plus calme, la crise est passée. Elle se penche vers Elisabet, à moitié endormie, assommée par les calmants, la relève doucement et essaie de lui faire dire un mot : le mot "rien". Elisabet  le murmurera avant de se rendormir, pour longtemps.

Illustration : photo tirée de Persona, Bibi Andersson dans le personnage d'Alma.

13/12/2014

Un temps sans promesses

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   La fatalité de l'histoire humaine est de s'être déroulée au fil d'une incessante phase de troubles, qui s'est accélérée à l'époque moderne de manière à donner ce que l'on nomme un monde en "crise" (1). Là-dedans, l'homme a tenté, par différents moyens, de se sauvegarder, sans empêcher pour autant le pire de dominer. Et pourtant, des outils lui étaient proposés ; mais sans qu'il sache toujours les utiliser avec discernement. Le logos d'Héraclite, tel qu'on le trouve défini dans un fragment retrouvé, laisse apparaître l'aspect d'insuffisance de l'esprit humain : "Or du discours qui est celui-ci, les hommes vivent toujours loin par l'intelligence, avant d'écouter, comme après qu'ils l'ont écouté une première fois." Ce passage m'a toujours fait penser au logos de saint Jean, qui compare le Verbe à une lumière dont les hommes auraient refusé l'éclat : "Elle a été dans le monde, le monde fait par elle, et le monde ne l'a pas reconnue." Ce refus de la lumière va même, on le sait, jusqu'à la mort de Dieu, sur quoi est fondée la religion (2) – et dont Nietzsche a su si bien décrire les effets. Je lisais dernièrement un texte assez remarquable du pape Benoît XVI, La Parole de Dieu (3). Remarquable, en ce sens qu'il n'élude pas la question, évoquant le "silence" de Dieu, silence énigmatique, profondément troublant pour le croyant et pour l'incroyant : "Comme le montre la croix du Christ, écrivait le pape, Dieu parle aussi à travers son silence." C'est même, poursuit-il, "une étape décisive du parcours terrestre du Fils de Dieu, Parole incarnée." Une "étape", mais aussi une épreuve pour l'homme lui-même "qui, après avoir écouté et reconnu la Parole de Dieu, doit aussi se mesurer avec son silence", comme le dit encore Benoît XVI. Nietzsche a eu raison de diagnostiquer dans la religion chrétienne une sorte de nihilisme. Le christianisme s'est sans doute imposé parce qu'il était, malgré tout, une réaction possible à la situation de crise dont je parlais au début. Il a su s'adapter à l'absence de réponse – au silence même de Dieu.

(1) Voir Myriam Revault d'Allonnes, La Crise sans fin, Essai sur l'expérience moderne du temps. Éd. du Seuil, 2012. (2) Voir Jacques Derrida, Foi et Savoir. Éd. du Seuil, coll. "Points", 2001. (3) Benoît XVI, La Parole de Dieu. Exhortation apostolique Verbum Domini, 30 septembre 2010.

Illustration : image du film Les Communiants (1962) d'Ingmar Bergman, avec Gunnar Björnstrand.