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11/02/2021

Un vieil article inédit sur Thomas Bernhard

   Ce 9 février, le grand écrivain autrichien Thomas Bernhard, aurait eu 90 ans, s'il n'était mort prématurément il y a déjà trente-deux ans. C'est un écrivain qui a beaucoup compté pour moi. J'ai gardé tous ses livres dans ma bibliothèque, j'en relis certains de temps à autre. En 1988, alors que Bernhard était en pleine créativité, j'avais consacré un article à son roman Maîtres anciens, qui venait de paraître en France. Cette recension était destinée à une nouvelle revue, créée par de jeunes diplômés aux ambitions européennes. Ils étaient très gentils, mais je me demandais quand même ce que je faisais parmi eux. Je pris le premier prétexte venu pour partir, et, donc, mon article ne parut jamais. Je me rappelle aussi l'avoir fait lire à l'historien monarchiste Éric Vatré, avec qui alors je déjeunais quelquefois sur l'île Saint-Louis. Vatré avait apprécié le texte, mais moins les explications que je lui donnais sur les révoltes intimes de Thomas Bernhard. De là date ma brouille tacite avec lui. Chaque lecture d'un roman de Bernhard évoque pour moi tout un pan de ma vie. Cet auteur m'a construit, et je dois dire qu'aujourd'hui je m'en félicite toujours autant. Voici donc ce petit article sans prétention sur Maîtres anciens, "Comédie", que j'exhume d'une chemise portant la date suivante : 30-9-1988. Le titre en était "Un artiste de la survie", et il s'ouvrait sur une phrase de Wittgenstein : "Parfois on pense, parce que cela a fait ses preuves." 

   

   Le nouveau livre de Thomas Bernhard, avec Peter Handke l'un des écrivains autrichiens – et même européens ! – les plus réputés, porte en sous-titre : "Comédie", et nous constatons en effet que dans ce livre, comme dans les précédents (qui ont eu une si grande influence sur nous), Bernhard ne parle que de la comédie de la vie, de ses aspects burlesques et comiques, mais tragiquement burlesques et tragiquement comiques. Ce moraliste d'aujourd'hui ne nous épargne aucune vérité, ni sur l'État, ni sur l'Autriche, ou bien encore l'éducation, et même Heidegger ("ce ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf") par Reger interposé.

   Reger, personnage central du livre, Autrichien critique musical au Times, se définit lui-même comme un véritable détestateur du monde : rien ne résiste à son dénigrement universel, particulièrement violent : "Mais même Mozart, dit Reger, n'a pas échappé au kitsch, surtout dans les opéras il y a tant de kitsch, dans la musique de ces opéras superficiels la taquinerie et l'affairement se bousculent souvent aussi, de manière insupportable." Reger en un long soliloque (c'est aussi un artiste de la parole) enfonce le clou sans se lasser. Il énonce ceci : "notre vie est intéressante dans l'exacte mesure où nous avons pu développer notre art de la parole comme notre art du silence".

   En contrepoint, dans le cours (musical) de ce soliloque mouvant mais admirablement composé par Bernhard, Reger déploie un point de vue parallèle – le silence – qui, s'il part encore de l'art, rejoint néanmoins la vie en plein. L'art pour l'art est banal, relégué, chez Reger, spécialiste de l'art. Sa femme venait de mourir. Pour surmonter cette épreuve, il a l'idée de recourir encore une fois à l'art. Mais l'art est impuissant. Reger dit : "tout l'art, quel qu'il soit, n'est rien comparé à ce seul et unique être aimé" qu'il vient de perdre. Cette révélation modifie considérablement sa philosophie de l'art. Il retournera à l'art en l'utilisant comme moyen de survie, "art de survie", dit-il. Et c'est tout. Il semble avoir cerné les limites de l'art (de la vie), à force de philosophie, et n'attend plus que la mort, tranquillement (il a quatre-vingt-deux ans).

   Reger est, pendant tout le livre, assis devant L'homme à la barbe blanche de Tintoret : c'est lui-même qu'il contemple, ce faisant, sa vieillesse, son désespoir et sa solitude.

   Art de la survie, a dit Reger pour avoir éprouvé cette vérité jusqu'au désespoir. Un art précis, enfin utilisable, intelligent dans son imperfection même, l'imperfection de l'art (toujours selon Reger) est la condition sine qua non de sa précision admirable. Cela nous sauve. Selon ce que dit encore Reger, survivre est la grande affaire. Après la mort de sa femme il ne s'est pas suicidé : "Si nous ne nous suicidons pas tout de suite, nous ne nous suicidons pas, c'est cela qui est affreux, a-t-il dit." Il constate que c'est Schopenhauer qui l'a sauvé, non pas la peinture, ni la musique. Il s'est esquivé dans Schopenhauer, pour fuir la vie synonyme de malheur : ainsi supporte-t-il cette vie même, car par Schopenhauer il ne fait rien d'autre que de renouer avec cette vie qu'il voulait abandonner.

   Ce raisonnement semble être l'aboutissement d'une spéculation sur le suicide, que Thomas Bernhard avait engagée depuis longtemps, et à laquelle il apporte maintenant cette réponse acceptable, c'est-à-dire une réponse dénuée, si possible, d'hypocrisie et d'idéalisme stupide, car même lorsqu'il affirme la supériorité de la vie (ou de l'amour), il reste un nihiliste. Bernhard nous dit que la vie peut être une expérience merveilleuse, mais pas à n'importe quel prix ! Fondamentalement pessimiste (antihumaniste comme Pascal, son maître), Bernhard pense cependant, malgré tout, que la vie mérite d'être vécue, mais pas n'importe comment ! Être vigilant !...

   La lecture de Maîtres anciens est évidemment une fête pour l'esprit. On doit ressentir cette voix qui nous parle directement à l'oreille, c'est une voix proche, vivante, simple, d'où naît une sensation de réalité. Le frémissement de la vie passe de façon prodigieuse, grâce à ce procédé des monologues qui tissent ce livre. Les personnages, nous les voyons. Rien de préfabriqué, ici. Les personnages sont simplement disposés sur l'échiquier théâtral (le Musée d'art ancien de la ville de Vienne). Ils sont immobiles. Et ils parlent, surtout Reger qui a dit aussi : "Ce que je pense est exténuant, destructeur, a-t-il dit, d'autre part cela m'exténue déjà depuis si longtemps que je n'ai plus besoin d'avoir peur."

 

Thomas Bernhard, Maîtres anciens. Comédie. Traduit de l'allemand (Autriche) par Gilberte Lambrichs. Éd. Gallimard, 1988. Disponible dans la coll. "Folio", 8,60 €. Prix Médicis étranger 1988. – À noter, la publication récente (fin janvier 2021) d'un remarquable Cahier de L'Herne consacré à Thomas Bernard (33 €), dont j'ai rendu compte dans un article paru sur le site Causeur. 

19/01/2019

Michel Houellebecq ou le grand style du nihilisme

   La critique a mal reçu ce nouveau roman, Sérotonine, de Michel Houellebecq. Elle a prédit que ce serait, comme toujours, un grand succès, mais pour de mauvaises raisons. Jamais on n'aura annoncé avec tant de fracas un nouvel événement littéraire, pour le relativiser, le neutraliser, et essayer de faire admettre qu'il n'en valait pas la peine. Notre époque s'est-elle reconnue, dans cette longue dérive d'un narrateur qui est atteint du mal du siècle, la dépression ? Est-ce la raison pour laquelle, finalement, les lecteurs, se sentant concernés, sinon visés, se sont rués sur ce livre comme s'il en allait du sens même de leur vie ?

   Comme souvent, chez Houellebecq, il y a plusieurs niveaux de lecture. D'abord une narration, écrite dans un style parfaitement classique, qui serait presque neutre sans une dose d'humour et d'ironie pouvant aller jusqu'au cynisme. On apprécie cette prose pleine d'esprit, car avec Houellebecq on s'ennuie rarement. Un second élément vient néanmoins perturber cette trop belle disposition littéraire : Houellebecq est un moraliste pessimiste, dans la lignée des La Rochefoucauld ou Schopenhauer. Sérotonine est un roman d'une grande noirceur, et rien ne résiste à son entreprise de détestation.

   Houellebecq mêle ces éléments disparates avec une grande virtuosité. C'est comme si lui seul avait à sa disposition le tour de main lui permettant de composer, à partir de ce chaos, un ensemble cohérent et, pour tout dire, réellement artistique. L'histoire banale de Florent-Claude, qui se laisse peu à peu sombrer dans une apathie maladive et suicidaire, est un révélateur suprême de cette société dans laquelle il a essayé de vivre, de travailler et d'aimer. Sa vie est un échec. Et pourtant, au début, tout avait bien commencé. Il y avait même mis de la bonne volonté et tenté d'utiliser ses propres qualités de survie.

   Le romancier, et c'est ce qu'on a trop rarement ou insuffisamment vu, place, en perspective de ce destin arrêté, le nihilisme du monde contemporain. La société ultra-libérale qui est la nôtre aujourd'hui attise à petit feu cette non-vie faite de détresse et de solitude (Houellebecq décrit admirablement la solitude de son personnage). Je lisais récemment, parallèlement à Sérotonine, le bref essai de l'essayiste anglais Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste. Dans son analyse du "capitalisme tardif", Mark Fisher en soulignait, après Deleuze et Guattari, les conséquences sur la santé psychique de l'individu. Pourquoi la dépression est-elle aussi répandue de nos jours ? Mark Fisher (qui était lui-même atteint de dépression et qui s'est suicidé en 2017) écrivait : "Le fléau de la maladie mentale des sociétés capitalistes semblerait montrer que, loin d'être le seul système social qui fonctionne, le capitalisme est intrinsèquement dysfonctionnel, et que le prix à payer pour son apparence de fonctionnement est très élevé." Sérotonine de Houellebecq est une longue et rigoureuse démonstration de ce propos.

   Les dernières pages du roman sont particulièrement émouvantes. Le piège nihiliste se referme autour du narrateur en un suicide organisé, prévu de longue date. On assiste à une sorte de mutation de la vie humaine, grâce au psychotrope dont se nourrit, pour tenir, le pauvre Florent-Claude :

   "Il ne crée, ni ne transforme ; il interprète. Ce qui était définitif, il le rend passager ; ce qui était inéluctable, il le rend contingent. Il fournit une nouvelle interprétation de la vie – moins riche, plus artificielle, et empreinte d'une certaine rigidité. Il ne donne aucune forme de bonheur, ni même de réel soulagement, son action est d'un autre ordre : transformant la vie en une succession de formalités, il permet de donner le change. Partant, il aide les hommes à vivre, ou du moins à ne pas mourir – durant un certain temps."

   Ce très beau passage n'est pas de Maurice Blanchot ; il est de Michel Houellebecq lui-même, à la page 346 de Sérotonine.

Michel Houellebecq, Sérotonine. Éd. Flammarion, 22 €. Le livre de Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste, est paru en 2018 aux éditions Entremonde (10 €).