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04/12/2023

Un film de Mona Achache

 

Généalogie d’une mère

 

Pour la cinéaste Mona Achache, tourner un film documentaire sur sa mère s’imposait, par une sorte de tradition familiale. Carole Achache avait déjà publié en 2011, quelques années avant son suicide, un livre de souvenirs, dont le titre, Fille de, faisait référence à sa propre mère, l’éditrice et romancière Monique Lange, grande amie de Jean Genet. Nous avons affaire ici, en comptant la petite-fille cinéaste, à une lignée de trois femmes, évoluant dans un creuset intellectuel juif particulièrement ouvert, et en évolution constante. C’est ce que montre, dans Little Girl Blue, Mona Achache, en centrant plus particulièrement son travail de reconstitution, autrement dit son droit d’inventaire, sur sa mère Carole. À vrai dire, il y a parfois une certaine confusion entre Monique, sa fille et la réalisatrice, car l’on saute d’une génération à l’autre comme si les trois femmes incarnaient un seul et même être protéiforme, une presque même vie, avec des orientations voisines, voire similaires.

 

 

Ressusciter Carole grâce à Marion Cotillard

 

Mona Achache a hérité de toutes les archives maternelles, qu’elle a installées dans un vaste appartement. Elle ne sait manifestement par où commencer, noyée au milieu des photos prises par sa mère, des livres, des lettres et autres documents. Elle a, pour tourner son documentaire, décidé de choisir l’actrice Marion Cotillard, qui incarnera sa mère à l’écran. Nous voyons, dès le début, Marion Cotillard arriver dans l’appartement, où Mona Achache la reçoit dans un silence sépulcral. Cotillard a l’air effarée, assommée par la tâche qui l’attend : ressusciter Carole. La caméra s’appesantit longuement sur la transformation en Carole de Marion Cotillard, à qui il suffit d’une perruque, d’une paire de lunettes et d’un collier pour figurer son personnage. On pourrait presque dire qu’il s’agit de « transformisme », tant le changement est impressionnant, pour ainsi dire à vue d’œil. Je me suis demandé s’il s’agissait ici d’obtenir une « reprise », au sens de Kierkegaard : « l’existence qui a été va exister », comme le philosophe danois définissait son concept majeur. De fait, Mona Achache est en quête de l’identité perdue de sa mère – et sans doute en même temps de la sienne propre. C’est une entreprise très sérieuse, quasi psychanalytique, qui aurait certainement plu à Jacques Lacan. Le cinéma et ses subterfuges permettront à Mona Achache de progresser de manière significative dans sa recherche. Pour rendre l’illusion encore plus parfaite, Marion Cotillard utilisera en outre sa voix, d’une ressemblance frappante avec celle de Carole. Ainsi, la scène où elle est allongée sur un lit et où elle prononce un long monologue, sans quasiment bouger, nous fait revivre, dans une sorte de plénitude tragique, la détresse de Carole, échouée à New York dans les années soixante-dix et obligée de se livrer à la prostitution. Plus tard, elle évoque la manière dont sa mère Monique Lange l’avait offerte à l’influence de Jean Genet, quand elle était toute petite et ressemblait, comme elle le précise avec un brin de perversité, à un petit Arabe. Au départ, raconte-t-elle, la morale par-delà bien et mal de l’auteur du Journal du voleur l’avait libérée, semble-t-il, avant de la perdre. D’autres souvenirs sont convoqués, repris, là encore, par exemple avec son beau-père l’écrivain Juan Goytisolo, lui aussi homosexuel. La mère Monique Lange et, par contrecoup, sa fille, Carole, ont subi une étrange attirance pour ces marginaux fascinants, qui évoluaient dans leur entourage et se jouaient facilement d’elles, les conduisant vers des chemins dangereux. Tout ceci a été méticuleusement archivé, et le documentaire de Mona Achache l’évoque de manière très exhaustive comme autant de pièces à conviction. L’interprétation de Marion Cotillard donne à cette psychanalyse sauvage une intensité extraordinaire, comme si Carole Achache était revenue là, assise devant sa fille Mona en pleurs, et s’expliquait enfin avec elle de vive voix et à tête reposée, en un face-à-face ultime de réconciliation.

 

 

Un questionnement infini

 

Malgré tout, Little Girl Blue s’achève, au générique, sur la chanson éponyme, interprétée par Janis Joplin, ce qui donne au film de Mona Achache une touche définitive de désespoir. Le suicide de sa mère reçoit-il une explication ? C’est un questionnement qui traverse le film de bout en bout, sans qu’une réponse catégorique ne soit apportée. Une sorte de découragement prend le dessus, face à cette complexité inextricable en quoi consiste le destin d’une femme, en l’occurrence celui quelque peu hors du commun de Carole Achache. La mise en scène de Mona Achache fait sentir cette difficulté, au milieu des échanges de paroles incessants. Le verbe ensevelit ces vies, comme toute vie, et c’est alors qu’il faut une reprise en main – si possible kierkegaardienne – grâce à un projet artistique comme celui de ce documentaire, avant-gardiste par nécessité. En ce sens, Little Girl Blue constitue, ne serait-ce que d’un point de vue purement formel, une réussite nécessaire. À voir et à revoir.

 

Little Girl Blue de Mona Achache (1 h 35). Avec Marion Cotillard. En salle actuellement.

 

Kierkegaard, La Reprise. Œuvres, tome 1. Traduction et présentation de Régis Boyer. « La Pléiade », éd. Gallimard, 2018.

21/07/2021

De la répétition à la (re)prise

 

La collection « Folio » à 2 € propose des textes assez courts à un prix défiant toute concurrence. Ce sont des livres parfaits à emporter en vacances, et à lire dans le calme d’une villégiature paradisiaque. Vous avez par exemple Les Affamés ne rêvent que de pain, d’Albert Cossery, ou encore, plus récemment, Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach. Cet été, la collection propose un récit de vacances, mais qui est bien plus que cela, sans doute, La Plage de Cesare Pavese, un court roman datant des années 40, et qui fut publié en France une première fois dans un volume regroupant deux autres textes mémorables.

 

 

Une double compulsion de répétititon

 

Dans La Plage, il y a un narrateur qui est turinois, comme Pavese. Il est invité en vacances sur la Riviera ligure, à proximité de Gênes, par un ami d’enfance, Doro, marié avec une Génoise, Clelia. Ces deux-là forment un couple très amoureux, que le narrateur, personnage d’un tempérament jaloux, aimerait troubler, voire monter l’un contre l’autre. À observer, dans l’ennui et la chaleur étouffante de l’été, Doro et Clelia évoluer néanmoins dans le bonheur d’un couple bien assorti, le narrateur éprouve du ressentiment, d’autant qu’il se laisse aller à être amoureux secrètement de Clelia.

 

Le récit de Pavese est construit sur un double motif de compulsion. En premier lieu, je viens d’y faire allusion, le narrateur voudrait à toute force que Doro et Clelia se soient querellés. À plusieurs reprises, il revient sur ce sujet, tour à tour avec Doro, puis avec Clelia. À chaque fois, il est calmement contredit. Cela donne par exemple le dialogue suivant, dans lequel le narrateur en devient littéralement impoli, grossier : « Vous n’êtes donc pas en froid ? […] Comment se fait-il alors, dis-je, que, de temps en temps, Clelia te cherche avec des yeux épouvantés, tel un chien ? Elle a tout à fait l’air d’une femme qui aurait été battue. Tu l’as battue ? » Évidemment, il n’en est rien. Le couple s’entend toujours à merveille.

 

Le deuxième motif de compulsion est amené de manière plus discrète. Il s’agit de la grossesse de Clelia, qui se révèle à la dernière page du récit, et déterminera le retour à Gênes du couple, et donc la fin des vacances pour le narrateur. Tout se passe comme si le narrateur ignorait de facto l’état de Clelia, et pourtant sa maternité éventuelle est évoquée en quelques endroits du roman par différents amis qui évoluent autour du couple et du narrateur. Celui-ci relate, entre autres, le dialogue suivant : « Mais le but n’est pas simplement la famille, dit Doro. C’est de préparer le climat d’une famille. Mieux vaut un enfant sans climat, qu’un climat sans enfants, décréta Ginetta. » Les allusions à un enfant à naître se multiplient, par conséquent, et le narrateur les retranscrit, sans se douter que c’est ce qui va arriver.

 

Le narrateur de Pavese, qui doit certainement beaucoup à Pavese lui-même, se présente aux lecteurs d’une manière paradoxale, plutôt négative, en fait. « J’avais le sentiment d’être un intrus, un incapable », dira-t-il au début. C’est un célibataire que la vie a déjà rendu amer. Cette manière, pour un écrivain, de faire de soi, en quelque sorte, un portrait à charge est souvent une grande marque de génie. On retrouve dans La Plage certains échos autobiographiques, qui rappellent Le métier de vivre, ce très grand texte de Pavese, dans lequel il a voulu s’exprimer avec une sincérité absolue ‒ juste avant son suicide. Pour Pavese, écrire était le défi ultime, le moment de vérité.

 

 

Un scénario qui se répète

 

Dans l’excellent et tout récent film portugais Journal de Tûoa, de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro, il y a une scène particulièrement belle de mise en abyme, au cours de laquelle l’écrivain Pavese est convoqué à brûle-pourpoint. Les deux metteurs en scène, alors que leurs acteurs sont en train de jouer, se lèvent et vont un peu à l’écart, au fond du jardin, afin d’évoquer ensemble les plans suivants. Et c’est à ce moment que Maureen Fazeindero se met à parler de Pavese, d’une manière délicate et subtile, qui apporte à cet instant une grâce inattendue.

 

J’ai toujours entre les mains le programme de ce film. Au lieu d’en faire un résumé improbable, les deux cinéastes ont choisi de partager, pour tout commentaire, une longue citation d’un roman de Pavese, non pas tiré de La Plage, mais du Diable dans les collines. Ce qui donnait : « L’orchestre reprit mais cette fois sans voix. Les autres instruments se turent et il ne resta que le piano qui exécuta quelques minutes de variations acrobatiques sensationnelles. Même si on ne le voulait pas, on écoutait. Puis l’orchestre couvrit le piano et l’engloutit. Pendant ce numéro, les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes. »

 

Si vous allez voir Journal de Tûoa, vous constaterez des répétitions volontaires dans le scénario et des prises rejouées presque à l’identique. Cela crée un effet mystérieux, très expérimental, qui n’est pas sans rapport avec le charme profond, mais parfois énigmatique, que cette œuvre procure.

 

 

Répétition et (re)prise

 

Le grand psychanalyste Pierre Kaufmann se demandait si la répétition était possible. Il ajoutait : « Même à répéter le même, le même, d’être répété, s’inscrit comme distinct. Voilà pourquoi Lacan signale que l’essence du signifiant c’est la différence. »

 

Dans une passionnante contribution parue dans un ouvrage intitulé La Prise au départ du cinéma, la critique et enseignante Sarah Ohana s’interroge sur la « mélancolie du geste de (re)prise ». En prenant comme objets d’étude trois grands films classiques d’Antonioni, Coppola et De Palma, elle s’interroge sur la répétition ou la « (re)prise » comme « geste d’introspection et de ressassement mélancolique ». À ce titre, on comprend bien que la répétition nous met au cœur du processus artistique. C’est d’abord un sentiment de mal-être, que rien a priori ne peut résoudre. Ici, on se heurte toujours aux mêmes obstacles, on ne trouve pas de porte de sortie. Sarah Ohana examine ainsi dans le film de Coppola, Conversation secrète, comment le cinéaste « choisit de retirer toute la matière de l’événement […] pour ne retenir qu’un geste obsessionnel ». Du coup, poursuit Sarah Ohana, « il semble qu’une temporalité purement mélancolique se crée ». C’est ce qu’on appelle « ressassement » : « le ressassement permet de se projeter éternellement dans le passé provoquant ainsi une boucle temporelle qui supprime toute possibilité d’avenir ». D’où un sentiment très fort d’angoisse.

 

Sarah Ohana s’en tient là de sa démonstration, même si le terme de « (re)prise » qu’elle utilise laisse comprendre que la pensée de Kierkegaard ne lui est pas du tout étrangère. Ce concept, on le sait, est en effet le titre d’un des livres les plus connus du penseur danois. Chrétien, il tentait de dépasser la simple répétition névrotique, qui devait lui être familière, pour la faire évoluer vers une renaissance spirituelle rédemptrice. La « reprise » était au départ plus spécifiquement pour Kierkegaard la proposition faite à sa fiancée Régine Olsen de renouer des liens avec lui. Cela est devenu sous sa plume une sorte d’idéal humain, une recherche de la lumière.

 

Le texte suivant de Kierkegaard, que j’ai trouvé dans la notice de l’édition de la Pléiade de La Reprise, en offre une remarquable explication. Il vaut d’être cité en entier : « Dans la réalité en tant que telle, il n’y a pas de reprise. Cela ne vient pas du fait que tout est différent, nullement. Si tout au monde était absolument identique, dans la réalité il n’y aurait pas de reprise, parce que celle-ci n’existe que dans le moment. Même si le monde, au lieu d’être beauté, n’était fait que de purs blocs de granit uniformes, il n’y aurait pas de reprise. Je verrais de toute éternité en chaque moment un bloc de granit, mais que ce fût le même que celui que j’avais vu précédemment, cela ne ferait aucun doute. Seulement, dans l’idéalité il n’y a pas de reprise ; car l’idée est et reste la même et elle ne peut être reprise en tant que telle. Quand l’idéalité et la réalité entrent en contact, alors surgit la reprise. »

 

Un autre fragment, toujours dans la Pléiade, résumait ainsi la chose : « la reprise est dans le règne de l’esprit ». À partir de là, il est vrai, un autre chemin commence, qui passe par la foi.

 

 

Cesare Pavese, La Plage. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, révisé par Muriel Gallot. « Folio » à 2 €.

La Prise au départ du cinéma. Sous la direction de Nathalie Mauffrey et Sarah Ohana. Éd. Mimésis, 24 €.

26/06/2018

Nécessité de Kierkegaard

   L'entrée de Kierkegaard (1813-1855) dans la collection de la Pléiade est un événement fort de la vie intellectuelle. Il en est ainsi, d'abord parce qu'il s'agit de traductions nouvelles, pour un choix d'œuvres qui couvrent toute la vie du philosophe. Ensuite, parce que, comme souvent dans la Pléiade, l'édition est excellente (préface, notices et notes) ; on la doit à un grand spécialiste de la littérature scandinave, Régis Boyer, qui y a travaillé jusqu'à sa mort. Il est faux de dire par exemple que les lecteurs ne lisent, dans une Pléiade, que la préface, et que son seul intérêt serait bibliophilique. Une Pléiade comme celle-ci se déguste au contraire in extenso, et pour avoir les deux volumes de Kierkegaard entre les mains, je peux assurer que le jeu en vaut la chandelle. S'il faut partir cet été avec deux livres en vacances, ce seront ceux-ci.

   On connaît grosso modo la pensée de Kierkegaard, son existence dans le petit Danemark, sa silhouette de dandy, et surtout son influence considérable sur la littérature et la philosophie du XXe siècle. Le père de l'existentialisme sartrien, c'est lui, sans parler de tout ce qu'ont pu y puiser un Heidegger, un Wittgenstein, et, bien sûr, un Kafka. "Car Kierkegaard ne cesse de provoquer et d'inspirer, prévient Régis Boyer. La diffusion de cette œuvre dans le monde est impressionnante et continue de surprendre." À en relire aujourd'hui les grandes étapes, on se dit qu'elle a toujours quelque chose de neuf et d'essentiel à nous dire.

   Un des grands attraits de Kierkegaard est, me semble-t-il, qu'il n'est pas titulaire d'un genre précis. Ses études de théologie, dans sa jeunesse, l'ont amené à sortir des sentiers battus de la philosophie et à s'intéresser aux questions universelles. Régis Boyer écrit ainsi, pour tenter de le définir : "on le croit philosophe, il se dit non philosophe, auteur religieux plutôt ou même poète du religieux. Toujours, en tout cas, à la limite de la philosophie et de ce qui n'est pas elle." 

   La grande découverte de Kierkegaard, qui en fait un auteur tellement aimé, réside dans le fait d'avoir donné "la préséance à la subjectivité saisie en son sens le plus radical". Après l'époque précédente des systèmes philosophiques clos sur eux-mêmes, comme chez Hegel, ce retour vers le sujet humain était une sorte de respiration grandiose dans la pensée. Kierkegaard pouvait ainsi asséner sa conviction première : "Seule, la vérité qui édifie est vérité pour soi." On imagine tout ce qu'une telle conviction put entraîner comme conséquences fortes, notamment à propos de la grande question de la liberté qui habite ou non l'homme. Pour Kierkegaard, à chaque fois que l'homme décide d'une chose, dans un déferlement de contingence infinie, il opère comme un saut dans le vide. Ce n'est pas sans raison que Kierkegaard sera, avant tout, le penseur de l'angoisse existentielle. "L'angoisse est le vertige de la liberté", dira-t-il dans Le Concept d'angoisse.

   Ces deux volumes de la Bibliothèque de la Pléiade permettent un parcours passionnant dans l'œuvre du Danois (il y manque seulement, faute de place, un jalon pourtant important, le Post-scriptum aux miettes philosophiques de 1846). Les différents registres de l'écrivain sont présents, de Ou bien... Ou bien, en passant par La Reprise, jusqu'à des écrits plus proprement religieux et qu'on lisait moins. C'était dommage, car on y retrouve le style unique et subversif du dernier Kierkegaard, le pamphlétaire qui ferrailla durement avec l'Église de son temps jusqu'à s'en exclure irrémédiablement. Pour avoir voulu, à la fin de sa courte vie, "rétablir le christianisme dans la chrétienté", ainsi qu'il l'exprimait lui-même dans une formule volontairement provocatrice, Kierkegaard est mort dans la solitude et le quasi-dénuement. Tel est souvent le prix de la probité et du génie.

Kierkegaard, Œuvres, tomes I & II. Textes traduits, présentés et annotés par Régis Boyer, avec la collaboration de Michel Forget. Éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 62 & 63 €.