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21/07/2021

De la répétition à la (re)prise

 

La collection « Folio » à 2 € propose des textes assez courts à un prix défiant toute concurrence. Ce sont des livres parfaits à emporter en vacances, et à lire dans le calme d’une villégiature paradisiaque. Vous avez par exemple Les Affamés ne rêvent que de pain, d’Albert Cossery, ou encore, plus récemment, Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach. Cet été, la collection propose un récit de vacances, mais qui est bien plus que cela, sans doute, La Plage de Cesare Pavese, un court roman datant des années 40, et qui fut publié en France une première fois dans un volume regroupant deux autres textes mémorables.

 

 

Une double compulsion de répétititon

 

Dans La Plage, il y a un narrateur qui est turinois, comme Pavese. Il est invité en vacances sur la Riviera ligure, à proximité de Gênes, par un ami d’enfance, Doro, marié avec une Génoise, Clelia. Ces deux-là forment un couple très amoureux, que le narrateur, personnage d’un tempérament jaloux, aimerait troubler, voire monter l’un contre l’autre. À observer, dans l’ennui et la chaleur étouffante de l’été, Doro et Clelia évoluer néanmoins dans le bonheur d’un couple bien assorti, le narrateur éprouve du ressentiment, d’autant qu’il se laisse aller à être amoureux secrètement de Clelia.

 

Le récit de Pavese est construit sur un double motif de compulsion. En premier lieu, je viens d’y faire allusion, le narrateur voudrait à toute force que Doro et Clelia se soient querellés. À plusieurs reprises, il revient sur ce sujet, tour à tour avec Doro, puis avec Clelia. À chaque fois, il est calmement contredit. Cela donne par exemple le dialogue suivant, dans lequel le narrateur en devient littéralement impoli, grossier : « Vous n’êtes donc pas en froid ? […] Comment se fait-il alors, dis-je, que, de temps en temps, Clelia te cherche avec des yeux épouvantés, tel un chien ? Elle a tout à fait l’air d’une femme qui aurait été battue. Tu l’as battue ? » Évidemment, il n’en est rien. Le couple s’entend toujours à merveille.

 

Le deuxième motif de compulsion est amené de manière plus discrète. Il s’agit de la grossesse de Clelia, qui se révèle à la dernière page du récit, et déterminera le retour à Gênes du couple, et donc la fin des vacances pour le narrateur. Tout se passe comme si le narrateur ignorait de facto l’état de Clelia, et pourtant sa maternité éventuelle est évoquée en quelques endroits du roman par différents amis qui évoluent autour du couple et du narrateur. Celui-ci relate, entre autres, le dialogue suivant : « Mais le but n’est pas simplement la famille, dit Doro. C’est de préparer le climat d’une famille. Mieux vaut un enfant sans climat, qu’un climat sans enfants, décréta Ginetta. » Les allusions à un enfant à naître se multiplient, par conséquent, et le narrateur les retranscrit, sans se douter que c’est ce qui va arriver.

 

Le narrateur de Pavese, qui doit certainement beaucoup à Pavese lui-même, se présente aux lecteurs d’une manière paradoxale, plutôt négative, en fait. « J’avais le sentiment d’être un intrus, un incapable », dira-t-il au début. C’est un célibataire que la vie a déjà rendu amer. Cette manière, pour un écrivain, de faire de soi, en quelque sorte, un portrait à charge est souvent une grande marque de génie. On retrouve dans La Plage certains échos autobiographiques, qui rappellent Le métier de vivre, ce très grand texte de Pavese, dans lequel il a voulu s’exprimer avec une sincérité absolue ‒ juste avant son suicide. Pour Pavese, écrire était le défi ultime, le moment de vérité.

 

 

Un scénario qui se répète

 

Dans l’excellent et tout récent film portugais Journal de Tûoa, de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro, il y a une scène particulièrement belle de mise en abyme, au cours de laquelle l’écrivain Pavese est convoqué à brûle-pourpoint. Les deux metteurs en scène, alors que leurs acteurs sont en train de jouer, se lèvent et vont un peu à l’écart, au fond du jardin, afin d’évoquer ensemble les plans suivants. Et c’est à ce moment que Maureen Fazeindero se met à parler de Pavese, d’une manière délicate et subtile, qui apporte à cet instant une grâce inattendue.

 

J’ai toujours entre les mains le programme de ce film. Au lieu d’en faire un résumé improbable, les deux cinéastes ont choisi de partager, pour tout commentaire, une longue citation d’un roman de Pavese, non pas tiré de La Plage, mais du Diable dans les collines. Ce qui donnait : « L’orchestre reprit mais cette fois sans voix. Les autres instruments se turent et il ne resta que le piano qui exécuta quelques minutes de variations acrobatiques sensationnelles. Même si on ne le voulait pas, on écoutait. Puis l’orchestre couvrit le piano et l’engloutit. Pendant ce numéro, les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes. »

 

Si vous allez voir Journal de Tûoa, vous constaterez des répétitions volontaires dans le scénario et des prises rejouées presque à l’identique. Cela crée un effet mystérieux, très expérimental, qui n’est pas sans rapport avec le charme profond, mais parfois énigmatique, que cette œuvre procure.

 

 

Répétition et (re)prise

 

Le grand psychanalyste Pierre Kaufmann se demandait si la répétition était possible. Il ajoutait : « Même à répéter le même, le même, d’être répété, s’inscrit comme distinct. Voilà pourquoi Lacan signale que l’essence du signifiant c’est la différence. »

 

Dans une passionnante contribution parue dans un ouvrage intitulé La Prise au départ du cinéma, la critique et enseignante Sarah Ohana s’interroge sur la « mélancolie du geste de (re)prise ». En prenant comme objets d’étude trois grands films classiques d’Antonioni, Coppola et De Palma, elle s’interroge sur la répétition ou la « (re)prise » comme « geste d’introspection et de ressassement mélancolique ». À ce titre, on comprend bien que la répétition nous met au cœur du processus artistique. C’est d’abord un sentiment de mal-être, que rien a priori ne peut résoudre. Ici, on se heurte toujours aux mêmes obstacles, on ne trouve pas de porte de sortie. Sarah Ohana examine ainsi dans le film de Coppola, Conversation secrète, comment le cinéaste « choisit de retirer toute la matière de l’événement […] pour ne retenir qu’un geste obsessionnel ». Du coup, poursuit Sarah Ohana, « il semble qu’une temporalité purement mélancolique se crée ». C’est ce qu’on appelle « ressassement » : « le ressassement permet de se projeter éternellement dans le passé provoquant ainsi une boucle temporelle qui supprime toute possibilité d’avenir ». D’où un sentiment très fort d’angoisse.

 

Sarah Ohana s’en tient là de sa démonstration, même si le terme de « (re)prise » qu’elle utilise laisse comprendre que la pensée de Kierkegaard ne lui est pas du tout étrangère. Ce concept, on le sait, est en effet le titre d’un des livres les plus connus du penseur danois. Chrétien, il tentait de dépasser la simple répétition névrotique, qui devait lui être familière, pour la faire évoluer vers une renaissance spirituelle rédemptrice. La « reprise » était au départ plus spécifiquement pour Kierkegaard la proposition faite à sa fiancée Régine Olsen de renouer des liens avec lui. Cela est devenu sous sa plume une sorte d’idéal humain, une recherche de la lumière.

 

Le texte suivant de Kierkegaard, que j’ai trouvé dans la notice de l’édition de la Pléiade de La Reprise, en offre une remarquable explication. Il vaut d’être cité en entier : « Dans la réalité en tant que telle, il n’y a pas de reprise. Cela ne vient pas du fait que tout est différent, nullement. Si tout au monde était absolument identique, dans la réalité il n’y aurait pas de reprise, parce que celle-ci n’existe que dans le moment. Même si le monde, au lieu d’être beauté, n’était fait que de purs blocs de granit uniformes, il n’y aurait pas de reprise. Je verrais de toute éternité en chaque moment un bloc de granit, mais que ce fût le même que celui que j’avais vu précédemment, cela ne ferait aucun doute. Seulement, dans l’idéalité il n’y a pas de reprise ; car l’idée est et reste la même et elle ne peut être reprise en tant que telle. Quand l’idéalité et la réalité entrent en contact, alors surgit la reprise. »

 

Un autre fragment, toujours dans la Pléiade, résumait ainsi la chose : « la reprise est dans le règne de l’esprit ». À partir de là, il est vrai, un autre chemin commence, qui passe par la foi.

 

 

Cesare Pavese, La Plage. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, révisé par Muriel Gallot. « Folio » à 2 €.

La Prise au départ du cinéma. Sous la direction de Nathalie Mauffrey et Sarah Ohana. Éd. Mimésis, 24 €.

27/01/2014

Le métier de vivre

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   C'est un métier que les écrivains seuls exercent à plein temps, dans la mesure où ils trouvent leur matière principale dans ce qui leur arrive personnellement. Même le hasard s'adresse à eux, alors. Quelle autre profession (est-ce une profession, d'ailleurs ? plutôt un sacerdoce) présenterait une telle adéquation entre ce qui est vécu et ce qui est source d'inspiration et d'écriture ? Le désœuvrement de l'écrivain est donc constitutif de son travail, même chez ceux qui ont à côté un métier pour subsister chichement, survivre, un métier qui, cependant, souvent les entrave, les retarde. Perdre du temps à ne rien faire est, pour écrire, une exigence nécessaire (mais non pas suffisante, certes). Ceci, pour donner de la place au rêve, ou à l'angoisse, à l'ennui, etc. Ressentir vivement cette souffrance ou cette joie n'est jamais en pure perte pour l'art. Typique de cet état d'esprit est, me semble-t-il, la remarque très réaliste de Roland Dubillard (photo) dans ses Carnets en marge : "Moi, chaque matin, je me trouve devant un jour vide. Il va falloir que je le meuble de toutes pièces." Il y a de l'acte gratuit, dans l'écriture. Elle pourrait ne pas avoir lieu. C'est une "lutte" excessivement délicate, risquée, mortelle, au cours de laquelle on s'affronte à la vie considérée comme un mystère à résoudre — ou aussi bien à ne pas résoudre, du reste. D'où par conséquent, sans doute, le fait que le suicide touche autant d'écrivains...