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26/04/2020

Le confinement : une expérience intérieure

   L'épidémie de Covid-19 remet en cause notre organisation sociale. Le minuscule virus se transmet d'humain à humain avec une efficacité foudroyante. Dans certaines formes graves, il peut aller jusqu'à tuer, en s'attaquant aux poumons. Au vu de ces conditions épidémiques angoissantes, les gouvernements d'une majorité d'États, sur la planète, ont décidé de confiner leurs populations.

   Le confinement est une expérience limite pour l'individu. Il se retrouve face à lui-même, sans plus aucune possibilité de se tourner vers le monde extérieur pour se divertir. Même ceux qui habitent une grande maison avec un jardin, ou qui ont la chance d'être à la campagne, subissent la pression du confinement. Les médias leur rappellent constamment qu'ils doivent rester chez eux, que dehors le monde s'est arrêté

   J'ouvre mon Pascal, et je tombe au hasard sur la pensée 131, intitulée "Ennui" : "Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir."

   Dans le confinement, nous faisons l'expérience totale de l'absurdité de notre condition humaine, comme si l'on nous avait jetés en prison. Cela me rappelle une phrase de Maurice Blanchot, dans L'Écriture du désastre : "♦ Sans la prison, nous saurions que nous sommes tous déjà en prison." Avec le confinement, nous prenons conscience de la friabilité de la société. Certains souhaitent que le "monde d'après" prenne en compte cette révélation, notamment au plan politique. C'est à espérer, mais cela ne se fera pas sans peine, même si les esprits arrivent en pleine ébullition après l'effondrement.

   Je vous propose aujourd'hui une expérience plus intime. Beaucoup de livres, comme beaucoup de films, traitent d'une épidémie. Certaines de ces "dystopies" sont devenues littéralement prophétiques, on peut désormais s'en assurer. Prenant mon courage à deux mains, je me suis mis à lire L'Aveuglement de l'écrivain portugais José Saramago, prix Nobel 1998 et mort en 2010. Il y fait le tableau apocalyptique d'un monde soudain soumis à la contagion mystérieuse de la cécité. Il montre comment tout se dérègle, comment la sauvagerie remonte à la surface, comment l'homme finalement se détruit et est détruit de manière irrévocable. C'est un récit violent et désespéré qui, dans les conditions actuelles, vous angoissera sans doute davantage, mais vous permettra en contrepartie de prendre du recul. La morale du roman de Saramago n'est pas donnée, mais elle existe : il faut la découvrir.

   C'est en soi-même que tout se passe. Il est nécessaire de faire un plongeon dans son âme pour savoir où l'on en est. Si le Covid-19 ne vous tue pas, si le confinement ne vous a pas conduit au suicide, mais qu'au contraire vous avez voulu survivre et comprendre ce qui se passait (par exemple en lisant le livre de Saramago), alors cette épreuve que vous aurez traversée vous apportera sans doute un peu de sagesse.

   Et si le monde d'après devenait plus sage ?

José Saramago, L'Aveuglement. Éd. du Seuil, 1997. Disponible en poche dans la collection "Points", 7,80 €.   

31/07/2015

Cinéma

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   En général, je m'ennuie très vite lorsque je regarde un film, surtout si une histoire très carrée nous est contée, avec l'inévitable suspens. À mon sens, le cinéma est en son essence un art de la contemplation pure. Chaque image devrait presque se suffire à elle-même. Ainsi, c'est quand je revois un film, même médiocre, que j'éprouve un intérêt accru. Je ne suis plus gêné par l'attente des scènes qui vont se succéder. Je contemple autre chose. Le temps s'arrête, en quelque sorte, il n'y a plus cette angoisse, cette course contre la montre que représente le déroulé de la fiction. Mes cinéastes préférés (Godard, Antonioni, Tarkovski...) sont ceux qui arrivent à nous plonger immédiatement au cœur intemporel de l'image. Ils ne suivent pas désespérément une histoire qu'ils racontent sans la rattraper jamais : au contraire, celle-ci affleure d'elle-même à chaque moment, dans une inventivité immédiate qui surgit, si l'on veut, aussi magiquement que la couleur des voyelles dans le poème de Rimbaud. Le regard alors semble s'ouvrir sur l'éphémère et coïncider pour un instant — un instant seulement, avec le Tout.

Illustration : image de Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard

28/04/2014

Une vraie conversation

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   Pour moi, les meilleures conversations se passent quand on est deux. C'était aussi l'avis de Truman Capote (cf. Musique pour caméléons, éditions Gallimard). A partir d'un troisième interlocuteur, ma paresse me fait m'en remettre aux deux autres, et je ne dis plus rien. Je m'éclipse discrètement, bien qu'étant encore là, et les laisse travailler sans moi. En société, je ne suis pas très brillant, je reste à l'écart, je deviens invisible. Les trop grandes réunions de personnes m'exaspèrent et me découragent. Je ressens souvent au milieu de ces foules un vague malaise. Je n'ai qu'une envie, m'échapper. Peut-être est-ce ce qu'on nomme "agoraphobie". C'est surtout de l'ennui, je crois. L'ennui parmi les autres est plus douloureux que l'ennui en solitaire. On s'habitue à ce dernier, tandis que l'agglomérat d'individus rend éprouvante une impression de vide qu'on ne maîtrise plus. Les endroits publics où l'on reste néanmoins le plus libre sont les cafés, car ils permettent, à un degré de qualité remarquable, de jouer à sa guise sur les deux tableaux : aussi bien la solitude que l'échange, et ce que j'appelle donc une vraie conversation.

27/01/2014

Le métier de vivre

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   C'est un métier que les écrivains seuls exercent à plein temps, dans la mesure où ils trouvent leur matière principale dans ce qui leur arrive personnellement. Même le hasard s'adresse à eux, alors. Quelle autre profession (est-ce une profession, d'ailleurs ? plutôt un sacerdoce) présenterait une telle adéquation entre ce qui est vécu et ce qui est source d'inspiration et d'écriture ? Le désœuvrement de l'écrivain est donc constitutif de son travail, même chez ceux qui ont à côté un métier pour subsister chichement, survivre, un métier qui, cependant, souvent les entrave, les retarde. Perdre du temps à ne rien faire est, pour écrire, une exigence nécessaire (mais non pas suffisante, certes). Ceci, pour donner de la place au rêve, ou à l'angoisse, à l'ennui, etc. Ressentir vivement cette souffrance ou cette joie n'est jamais en pure perte pour l'art. Typique de cet état d'esprit est, me semble-t-il, la remarque très réaliste de Roland Dubillard (photo) dans ses Carnets en marge : "Moi, chaque matin, je me trouve devant un jour vide. Il va falloir que je le meuble de toutes pièces." Il y a de l'acte gratuit, dans l'écriture. Elle pourrait ne pas avoir lieu. C'est une "lutte" excessivement délicate, risquée, mortelle, au cours de laquelle on s'affronte à la vie considérée comme un mystère à résoudre — ou aussi bien à ne pas résoudre, du reste. D'où par conséquent, sans doute, le fait que le suicide touche autant d'écrivains...

26/12/2013

Italo Svevo ou l'attente

italo svevo 5.jpg   Quand la Première Guerre mondiale éclate, un sentiment de fin du monde envahit la ville de Trieste. Certains la quittent, pour aller se réfugier au loin. Italo Svevo choisit de ne pas bouger, et de mettre à profit cette parenthèse, ce désœuvrement forcé, pour écrire, et commencer la rédaction de ce grand roman qui deviendra La Conscience de Zeno. On doit sans doute ce chef-d'œuvre à la guerre et à l'ennui auquel Svevo a été confronté, un ennui qu'en temps normal il connaissait déjà si bien ! Il le décrit dans un passage du roman : "Mon cabinet de travail était magnifiquement aménagé. L'ennui vint pourtant m'y trouver. L'ennui ou plutôt une sorte d'anxiété car, s'il me semblait sentir en moi la force de travailler, je demeurais dans l'attente d'une tâche que la vie m'imposerait." Lignes caractéristiques d'un tempérament inquiet, irrésolu, qui se développe à merveille sous la douce contrainte d'une société où l'oisiveté ne rend cependant pas libre la conscience. Avec Svevo, c'est tout l'ancien monde qui vacille, et avec lui les certitudes humaines. Est-ce sérieux d'être un homme ? Il aimerait le montrer. Mais, toujours englué dans cette "attente d'une tâche" à venir, par une sorte de défaitisme profond, Svevo comprend que c'est sa faiblesse qui, fatalement, triomphera. C'est elle qui aura le dessus, le dernier mot.