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31/12/2013

Interruption

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   Je me trouvais un jour dans un avion. J'étais particulièrement inoccupé, lassé de lire les journaux. N'ayant ainsi rien à faire, je me suis mis à écouter le bruit des moteurs. Au bout d'un moment, à force de me concentrer sur leurs vibrations monotones, j'ai ressenti l'étrange impression que leur doux ronronnement s'arrêtait toutes les deux ou trois secondes, pour redémarrer immédiatement, comme après une brève respiration, histoire de reprendre haleine. A chaque "arrêt" que je constatais désormais très bien, quelque infime qu'il fût, je me demandais presque si ça allait repartir. Mais je n'avais jamais le temps de m'inquiéter réellement, et de plus, sans doute par habitude et de manière irréfléchie, je faisais confiance à la mécanique. Tout paraissait si paisible autour de moi !

28/12/2013

Diderot

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   Pour le tricentenaire de sa naissance (5 octobre 1713), on ne s'est pas pressé pour parler de Diderot. Bien sûr, quelques colloques ont été organisés, mais à l'abri du public, réservés aux universitaires. Quelques livres aussi sont parus, mais rares et de diffusion restreinte. Comme si la lumière que nous offrait ce grand esprit des Lumières n'était plus faite pour nous. Il se trouve en réalité que Diderot est l'un de nos classiques les plus stimulants, celui dont la lecture ne cesse de nous apporter du neuf. Diderot nous inspire, nous motive, nous communique sa joie de vivre et de penser. Ainsi, je voudrais attirer votre attention sur un ouvrage collectif tout à fait original, Diderot, pour tout savoir, sorti pour l'occasion aux éditions Les Cahiers de l'Egaré. Une trentaine d'écrivains, auteurs de fiction ou de théâtre, essayistes, artistes divers, ont été réunis pour lui rendre hommage à travers de courts textes, dans lesquels ils laissent libre cours à leur imagination la plus débridée. Le résultat est très divertissant, très vivant surtout. Comme par un réflexe naturel, sans nulle peur des anachronismes, les auteurs transposent à l'époque moderne les personnages ou situations des romans et dialogues de Diderot. Lui-même apparaît parfois, et ne se prive pas de prendre la parole. Cela va de soi. On aurait  presque envie, après cette lecture, d'aller refaire un tour au Palais-Royal, histoire de se répéter à soi-même, comme pour se venger du temps perdu : "Mes pensées, ce sont mes catins !"

Diderot, pour tout savoir. Ed. Les Cahiers de l'Egaré (http://cahiersegare.over-blog.com).

26/12/2013

Italo Svevo ou l'attente

italo svevo 5.jpg   Quand la Première Guerre mondiale éclate, un sentiment de fin du monde envahit la ville de Trieste. Certains la quittent, pour aller se réfugier au loin. Italo Svevo choisit de ne pas bouger, et de mettre à profit cette parenthèse, ce désœuvrement forcé, pour écrire, et commencer la rédaction de ce grand roman qui deviendra La Conscience de Zeno. On doit sans doute ce chef-d'œuvre à la guerre et à l'ennui auquel Svevo a été confronté, un ennui qu'en temps normal il connaissait déjà si bien ! Il le décrit dans un passage du roman : "Mon cabinet de travail était magnifiquement aménagé. L'ennui vint pourtant m'y trouver. L'ennui ou plutôt une sorte d'anxiété car, s'il me semblait sentir en moi la force de travailler, je demeurais dans l'attente d'une tâche que la vie m'imposerait." Lignes caractéristiques d'un tempérament inquiet, irrésolu, qui se développe à merveille sous la douce contrainte d'une société où l'oisiveté ne rend cependant pas libre la conscience. Avec Svevo, c'est tout l'ancien monde qui vacille, et avec lui les certitudes humaines. Est-ce sérieux d'être un homme ? Il aimerait le montrer. Mais, toujours englué dans cette "attente d'une tâche" à venir, par une sorte de défaitisme profond, Svevo comprend que c'est sa faiblesse qui, fatalement, triomphera. C'est elle qui aura le dessus, le dernier mot.

23/12/2013

Olivier de Sagazan

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   Quand on entre pour la première fois dans une exposition proposant des œuvres d'Olivier de Sagazan, une sorte de malaise vous envahit. Peintures, sculptures, performances plastiques vous assaillent avec une brutalité morbide, dans le même temps qu'elles vous fascinent étrangement. Votre regard ne peut plus s'en déloger. Les images sont désormais là, en vous, et l'on songe peut-être à quelques phrases de Maurice Blanchot sur la ressemblance cadavérique, comme : "L'image, à première vue, ne ressemble pas au cadavre, mais il se pourrait que l'étrangeté cadavérique fût aussi celle de l'image." Le travail de Sagazan explore à plein cette intuition, inlassablement, la transposant dans les endroits les plus improbables (un clip de la chanteuse Mylène Farmer, par exemple). Dans l'exposition qui vient d'ouvrir à Brest, à la Maison de la Fontaine, j'ai été frappé essentiellement par la beauté des sculptures, petits blocs de concentration venus de la nuit des temps. On se demande même si elles ne seraient pas faites pour figurer dans un temple, vouées à quelque culte secret. Mais de quelle religion ? "Le message du Christ est très intéressant par rapport à ma démarche, nous explique Sagazan, mais il a été totalement spolié par la suite par les théologiens." Et ainsi, à travers les corps abîmés, maculés, "cadavérisés", il veut montrer que l'art n'est pas seulement un concept, une abstraction : l'enjeu en est la condition humaine pleine et entière, sa reconnaissance lucide. Pour reprendre une autre formulation de Blanchot, je dirais que Sagazan est un artiste qui nous fait "cohabiter" avec les morts, exploit dont l'effet premier et inattendu est bel et bien de nous libérer...

Exposition "Le Corps dans la Main". Carte blanche à Emma Forestier. Jusqu'au 15 janvier 2014. Maison de la Fontaine, 18, rue de l'Eglise, à Brest. Tél.: 02 98 05 45 89.

21/12/2013

Complot

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   Le fameux livre de Pierre Klossowski (photo), Nietzsche et le cercle vicieux (Mercure de France, 1969), insiste longuement sur le concept de "l'Eternel Retour", qui demande à mon avis, pour être entendu, un effort presque religieux de croyance. Klossowski reconnaît d'ailleurs lui-même qu'en ceci "Nietzsche recommence l'Evangile : le royaume est déjà parmi nous." Mais la thèse de Klossowski, et je voudrais souligner à mon tour ce point particulier, se poursuit avec ce qu'il appelle un complot dans notre civilisation contemporaine. L'essor industriel et les processus économiques ont en effet mis sur la touche toute une frange d'individus, privés de travail, qui vivent donc en parasites. Nietzsche prophétise cependant que leur "avènement" est inscrit dans l'histoire. Ainsi, ces laissés-pour-compte improductifs constitueraient d'ores et déjà une élite occulte, secrètement prépondérante, grâce à des caractéristiques de "caste souveraine". Le complot ici n'est pas déterminé par une politique d'insurrection de type classique, mais plutôt par une nécessité objective qui le rend d'autant plus redoutable. Pour ma part, je discerne dans cette thèse une orientation dictée par l'idée de désœuvrement, que Nietzsche avait du reste déjà abordée à plusieurs reprises dans tel ou tel aphorisme (par exemple le § 329 du Gai savoir). Et à lire les fragments posthumes cités par Klossowski pour illustrer son commentaire, comment ne serait-on pas frappé par cette perspective moderne en train de naître à cette époque, même si Nietzsche faisait peut-être preuve d'un trop grand optimisme en plaçant d'emblée cet avènement des désœuvrés dans son Eternel Retour ?

17/12/2013

Flaubert

  pléiade flaubert.jpgUne nouvelle édition de Flaubert est toujours l'occasion de le relire. La Pléiade nous propose aujourd'hui deux tomes des Œuvres complètes, dont le tome III qui réunit Madame Bovary et Salambô notamment. On n'avait certes pas oublié que cela se dégustait merveilleusement. Je m'étais intéressé il y a peu à L'Education sentimentale, et, en reprenant Madame Bovary, je m'aperçois combien tout était déjà dans ce roman. Une chose parfaitement étrange venue d'ailleurs. De la planète Mars. Relisons par exemple la page, retirée par Flaubert à contrecœur dans la version définitive, qui décrit la fameuse "panogaudopole", le jouet offert aux enfants Homais. Tout l'art du romancier s'inscrit dans cette quintessence postmoderne. Cette Pléiade vaut le détour. L'appareil critique est assez bon. La notice pour Madame Bovary, de Jeanne Bem, que j'ai lue avec attention, est excellente. C'est clair, jamais pédant, cela donne envie d'aller plus loin. Les notes qui accompagnent le texte ne sont pas trop nombreuses, juste ce qu'il faut. A la suite, nous avons le réquisitoire et la plaidoirie du procès, histoire de nous faire notre petite idée. Manque peut-être à tout ceci ce qu'ont écrit Baudelaire et Barbey d'Aurevilly à la parution du roman. Dans l'édition de Jacques Neefs, au Livre de Poche, on trouvait ces critiques, et dieu sait si le jugement de Baudelaire, surtout, avait été perspicace, découvrant en Flaubert un frère en "modernité". Je ne sais trop comment définir ce dernier terme. "Modernité", "postmoderne"... peu importe. Tout cela à la fois, peut-être. Qui faisait quand même dire à Baudelaire : "Une véritable œuvre d'art n'a pas besoin de réquisitoire. La logique de l'œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c'est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion." Et ne sommes-nous pas désormais les enfants perdus de cette morale, à la recherche d'un éventuel réquisitoire ?

14/12/2013

Exclusivisme littéraire

   corse,la bruyère,les caractères G. connaissait un Corse qui essayait d'ouvrir à Paris une boîte de production, et qui un jour l'avait invité à venir manger en compagnie de sa femme à son domicile. Au dessert, le Corse leur avait servi un superbe gâteau, spécialité de son pays, qu'il avait confectionné lui-même. La femme de G. lui en avait demandé la recette, mais le Corse fut intraitable, c'était un secret qui ne pouvait être révélé aux étrangers. Je ne me souviens plus du nom de ce Corse, je ne l'ai d'ailleurs jamais rencontré. J'ai seulement été en contact téléphonique avec lui une ou deux fois. G. me disait aussi, avec une petite pointe d'ironie, que, dans l'appartement du Corse, il n'y avait en tout et pour tout qu'un seul et unique livre, Les Caractères de La Bruyère. Cet amusant exclusivisme littéraire m'avait paru d'un bon sens redoutable et assez significatif.

12/12/2013

Le vide ?

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   Les physiciens nous apprennent que le vide en tant que tel n'existe pas. Ce qui semble en avoir toutes les caractéristiques, à première vue, est en réalité rempli d'énergie invisible, et gorgé de matière "en état de veilleuse". Cette question nous intéresse beaucoup lorsqu'il s'agit d'imaginer ce qu'il y avait avant le big bang. Etait-ce le néant ? Probablement pas, même si les calculs des scientifiques ne peuvent encore remonter au-delà du Mur de Planck (13,7 milliards d'années). Le mystère ici prédomine, et donc le combat idéologique entre Dieu et le hasard. L'idée que j'en retirerais, bien que profane en la matière, serait que ce qu'on appelle l'Etre était déjà là avant que notre univers soit créé : car, de fait, comment l'Etre pourrait-il sortir du néant ? L'homme a inventé le néant pour l'appliquer à lui-même, afin de rendre compte de sa propre condition mortelle. Son imagination l'a poussé à cette extrémité de la pensée, à cette peur folle devant la fatalité, alors que l'univers infini est en somme beaucoup plus sage, qui se contente d'être de toute éternité.

09/12/2013

Nicolas Poussin

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   C'est en m'intéressant à Poussin que j'ai commencé à comprendre ce qu'était la peinture. Je m'étais d'abord plongé dans un livre d'Alain Mérot, puis, chaque fois que je passais près du Louvre, j'allais contempler maints chefs-d'œuvre, dans des salles d'ailleurs peu fréquentées par les touristes. Une lumière romaine m'envahissait, une sérénité classique, universelle. Poussin, il l'écrit dans sa correspondance, désirait qu'on "lise" ses tableaux, qui sont pour beaucoup d'entre eux des leçons de philosophie. Mais tous les grands peintres ne pourraient-ils pas dire la même chose, jusqu'à Degas, jusqu'à Rothko ?

   Plutarque, retraçant la vie du stratège grec Phocion, insiste sur son caractère "trop magnanime et généreux", cause de sa perte. Les Athéniens, qu'il avait si souvent menés à la victoire, le condamnent, pour des motifs controuvés, à boire la ciguë (qu'il paiera lui-même à l'exécuteur). A l'énoncé de la sentence, nous dit Plutarque, Phocion ne bronche pas : "l'on admire, en le voyant, son indifférence et sa grandeur d'âme". Dans les deux superbes tableaux qu'il consacra à cet épisode, Funérailles de Phocion et Les cendres de Phocion recueillies par sa veuve, Poussin ne représente que le calme après la tempête, le moment où tout est consommé et Phocion mort : dans un immense paysage, les deux scènes concernant le héros grec sont noyées dans l'anonymat d'une indifférence frappante. Le grand général, qui traitait autrefois d'égal à égal avec Alexandre, à cette heure victime de l'absurdité du destin, et dont le cadavre même vient d'être banni de la cité, n'est plus représenté que par une minuscule tache de couleur, pour le premier tableau, et un tout petit tas de poussière calcinée, presque invisible, pour le second. Ces compositions de Poussin sont à la lettre comme figées dans l'éternité, c'est-à-dire évidées de toute histoire trop apparente, de tout fait tangible se rapportant aux événements politiques. On sent là un silence qui nous en dit long sur la vanité des affaires humaines, — leçon de stoïcisme qu'on sait avoir été chère à Poussin, contemporain des troubles de la Fronde.

04/12/2013

Hors de l'être, hors du faire

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   Si jamais je venais à bout de ma lecture de Heidegger, je dirais sans doute, encore une fois, qu'en parlant de l'être de manière centrale, le philosophe a malgré tout soupçonné l'intérêt de se situer "hors de l'être". C'est une intuition que je ressens confusément chez lui, et qui irait d'abord de pair, me semble-t-il, avec "l'oubli de l'être" dont il est si souvent question dans ses textes, et qui ouvre d'ailleurs Etre et Temps. Dans Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger se tourne vers Nietzsche, pour concevoir avec lui un instant "l'être comme dernière fumée d'une réalité en train de s'évaporer". Cette approche paradoxale de l'être comme "comble du néant" ne sera à vrai dire jamais explicite dans l'œuvre de Heidegger, évidemment. A lire avec attention certains passages, j'ai cependant la conviction que cette idée demeure sous-jacente, sans doute jamais développée jusqu'à son terme, mais bien là, comme une perspective hors champ : "Nous séjournons dans le domaine de l'être sans être pour autant directement admis en lui, tels des apatrides dans leur patrie la plus propre, si toutefois nous sommes en droit d'appeler ainsi notre propre essence. Nous séjournons dans un domaine sans cesse sillonné par la lancée et le rejet de l'être." Reste à savoir, après cela, si ce "rejet de l'être", à peine esquissé par Heidegger, pourrait être ou non rapproché du désœuvrement intime qui conduirait le Dasein non seulement hors de l'être, mais aussi hors du "faire". Je serais tenté, on le sent, d'entrer dans cette pensée, quitte à poser encore et toujours la question du nihilisme.