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19/01/2015

Michel Houellebecq entre suicide et utopie

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   J'avais brièvement quitté la France, et je suis rentré la semaine où est sorti le nouveau roman de Michel Houellebecq, Soumission. Le jour même a eu lieu l'attentat contre Charlie Hebdo. Un livre et une action terroriste, il n'en fallait pas moins pour que je ne reconnaisse plus le pays dans lequel je vivais. Ainsi marche l'actualité : elle transforme de manière fulgurante un quotidien ouaté, et remet en question nos modes de vie les plus familiers. En ouvrant le roman de Houellebecq, j'ai pu apprendre qu'en 2022, c'est-à-dire demain, un régime islamique allait conquérir la France.

   A vrai dire, Soumission nécessite une lecture attentive. Trop de journalistes l'ont condamné, après l'avoir hâtivement feuilleté. Ce serait dommage. Prenons le héros, d'abord. Il s'appelle François et est professeur de lettres à la Sorbonne, spécialiste — comme par hasard — de Huysmans. C'est en l'occurrence un être falot, indécis, souvent tenté par le suicide. Par beaucoup de traits, il ressemble à Houellebecq lui-même. Il a beau avoir consacré sa vie à Huysmans, aucune aspiration sérieuse ne le motive, sinon d'éphémères jouissances matérielles. Il constate par exemple, en reprenant En route : "la fibre spirituelle était décidément presque inexistante en moi et c'était dommage parce que la vie monastique existait toujours, inchangée depuis des siècles". Il note même ceci, à un autre moment : "Je me laissais lentement gagner par une inaction rêveuse..." Bref, François est un faible, qui a toujours tendance à se demander, en toute circonstance, ce qu'il fait là. Ce personnage me semble assez typique d'une certaine génération actuelle, que Houellebecq décrit, comme à son habitude, avec beaucoup de persuasion. Il m'a aussi fait penser au Gilles de Drieu la Rochelle, dans le gros roman éponyme : ils sont tous deux atteints d'un même fatalisme défaitiste — sauf à la fin.

   Houellebecq met en perspective avec beaucoup d'intelligence les forces qui s'affrontent. Il diagnostique ici la montée en puissance du pouvoir spirituel, propre des religions. Ainsi, il fait parler quelques représentants du courant "identitaire" de l'extrême droite catholique, mouvance moribonde qui bientôt sera balayée comme un fétu de paille. L'héritage religieux de la France ne tiendra pas ; cela s'exprime, de manière plutôt polémique, dans la bouche d'un identitaire repenti, autrefois féru de Léon Bloy : "Bloy, dit-il, c'était l'arme absolu contre le XXe siècle avec sa médiocrité, sa bêtise engagée, son humanitarisme poisseux ; contre Sartre, contre Camus, contre tous les guignols de l'engagement ; contre tous ces formalistes nauséeux aussi, le nouveau roman, toutes ces absurdités sans conséquence." Ce passage me paraît important, car il exprime au fond avant tout l'opinion de Houellebecq, qui tente par là d'expliquer le "suicide de l'Europe", et pas seulement celui de la France. D'ailleurs, les considérations sur l'Europe sont nombreuses, et traversent le roman comme autant d'irrémédiables blessures.

   On a prétendu ici ou là que Soumission était un roman "islamophobe". Ce n'est guère mon avis. Il se contente de décrire une sorte d'islamisation de la France, qui arrive après une victoire aux élections, et s'impose de manière plutôt soft, en général. Certes, le narrateur fait état de quelques violences, dont il est le témoin, mais nous n'en saurons pas beaucoup plus. En fait, ce qu'on pourrait reprocher à Houellebecq, c'est peut-être son manque de réalisme dans la description d'une prise de pouvoir islamique aux répercussions trop douces sur la société. Le personnage de François se laisse facilement convaincre de se convertir à la religion musulmane ; avec, à la clef, la responsabilité de la publication des œuvres de Huysmans en Pléiade, un nouveau poste à la Sorbonne avec un gros salaire, et la possibilité de se marier à plusieurs femmes (deux ou trois très jeunes pour les plaisirs amoureux, et une plus âgée pour la cuisine). Houellebecq nous présente cette nouvelle France musulmane comme une utopie réalisée, qui va résoudre tous les problèmes, y compris économiques. Bref, le romancier nous transporte quasiment dans un nouveau chapitre inédit et moderne des Mille et une Nuits...

   Nonobstant une misogynie parfois extrême (est-ce de l'humour noir ?), et des éventualités par trop fantaisistes, le roman de Houellebecq nous fait réfléchir sur notre condition actuelle. Que vaut la tradition multiséculaire que nous avons derrière nous ? Faudra-t-il, pour survivre, subir un bouleversement aussi crucial ? La guerre civile est-elle notre avenir proche ? Ironiste fatigué de ces temps troublés, Houellebecq nous livre là un tableau bizarre, souvent incongru, avec parfois cependant des éclairs de lucidité qui donnent sa valeur à cette prophétie romanesque.

Michel Houellebecq, Soumission. Éd. Flammarion. 21 €.  

28/10/2014

Aristote et la question de l'oisiveté

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   Il faudrait relire ce qu'écrivait le père Rapin, au XVIIe siècle, à propos de la réception en Europe de la pensée d'Aristote, son passage notamment chez les philosophes arabes, son éclosion à l'époque de saint Thomas d'Aquin parmi les savants : on aurait alors une idée assez exacte de l'importance du Stagirite à travers l'histoire comme fondement principal de la philosophie. Alors que paraissent deux recueils de ses œuvres complètes, l'un en Pléiade avec de nouvelles traductions, l'autre chez Flammarion, c'est le moment de s'interroger sur une question à mes yeux essentielle posée par Aristote dans son Éthique de Nicomaque : la question du "propre" de l'homme dans ses relations avec le désœuvrement.

   Aristote se demandait, à propos du bonheur, ce qui caractérisait avant tout l'homme, et si plus particulièrement "la nature aurait fait de celui-ci un oisif ?" (Éthique de Nicomaque, I, VII, 11). Le recours au concept d'oisiveté remet les choses bien à plat, et c'est sans doute pourquoi ce passage frappe autant certains commentateurs (dont par exemple le philosophe Giorgio Agamben). On voit très bien en effet que la pensée qui se déploie ici trouve son fondement dans ce qui en manque terriblement. Le paradoxe veut que c'est pour cette raison qu'elle sera si efficace. Le désœuvrement pousse la question dans ses derniers retranchements : de cette surface indéterminée naît ce qui fait le propre de l'homme. La réponse, inscrite dans le droit fil de cette Éthique de Nicomaque, nous ramène vers "l'activité de l'âme", et sa propension au Bien et au Beau. Rappelons que le propos d'Aristote est de nous parler du bonheur. C'est un "métier" d'être heureux, une occupation constante de notre âme qui, travaillant à la Vertu, permet à l'homme désœuvré de contempler le cosmos. Il y a peut-être une réserve à apporter à ce si parfait scénario, et c'est Aristote lui-même qui l'évoque dans l'un des derniers chapitres : "Une telle existence, toutefois, pourrait être au-dessus de la condition humaine." (X, VII, 8) Ce qu'Aristote croyait encore possible, devenir des dieux, ne l'est plus, après seulement quelque deux millénaires de civilisation. L'histoire nous a montré quels périls étaient attachés à cette présomption. Le "travail" intime en vue d'une Vertu supérieure a été mis à mal par une nécessité pour l'homme de songer d'abord à survivre au rythme des révolutions dans le temps. Aujourd'hui, il est de fait presque interdit à l'être humain de prendre le loisir de penser à son âme, en tout cas de se tourner, même brièvement, vers un tel processus de désœuvrement ou d'oisiveté. Quand nous lisons désormais l'Éthique de Nicomaque, une immense nostalgie ne peut que nous saisir, et l'on se dit alors : tout aurait dû être si bien...

Parutions : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin. Éd. Flammarion, 69 €. Du même, Œuvres, sous la direction de Richard Bodéüs. Traductions nouvelles. Éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 61 €.

J'ai utilisé dans la note ci-dessus la traduction de l'Éthique de Nicomaque de Jean Voilquin, éd. de poche GF Flammarion.

11/02/2014

Infini du langage : la parole trop longue

cy 4.jpg   Le langage à notre disposition, même dans la réduction d'un seul idiome, tend en théorie vers l'infini. Il en résulte la certitude que nous n'arriverons jamais à exprimer une idée exacte ou définitive. La précision possible, qu'on pourrait à tout instant ajouter et développer, se trouve toujours au-delà. Il y a une métaphysique du langage, un "métalangage", que nous semblons ignorer lorsque nous parlons, et qui devrait nous écraser, comme cela se produit parfois dans la folie, ou qui devrait au moins nous interdire de nous exprimer, puisque par lui nous sommes voués à une imperfection tragique, mortelle. Pourtant, perdu pour perdu, ne désire-t-on pas à certains moments essayer de sauver quelque chose de ce naufrage, en faisant porter tous ses efforts vers une adéquation de la parole avec elle-même ? Ce serait, croit-on, une manière efficace, face à l'infini, de survivre, en affirmant son existence propre de Sujet, au moins un court laps de temps, par le simple fait de prononcer un mot salvateur, une phrase rédemptrice, qui seraient le signe de quelque chose d'intime et d'authentique. N'est-ce pas par exemple ce que tout artiste recherche ? N'est-ce pas plus généralement ce à quoi tout individu égaré dans la masse s'essaie en tentant de donner son avis personnel, si limité, si flou soit-il ? Ainsi, on voudrait à toute force laisser l'empreinte dérisoire de ses pas sur le sable du désert, à l'abri du coup de vent qui aura tôt fait de les effacer, définitivement...

30/01/2014

Maurice Blanchot et le nihilisme

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   Durant de nombreuses décennies, Maurice Blanchot (photo) a représenté un pôle nihiliste assez incontournable de la modernité. Il en était pour ainsi dire la conscience morale, sans pour autant reculer devant l'impasse fondamentale qu'une telle attitude impliquait, et qu'il décrit lui-même très bien : "Chaque fois que la pensée se heurte à un cercle, c'est qu'elle touche à quelque chose d'originel dont elle part et qu'elle ne peut dépasser que pour y revenir." Peu d'espoir est laissé à cette pensée, et néanmoins Blanchot ne cessera de creuser ce sillon, condamné par on ne sait quelle fatalité à ce travail de Sisyphe. Rares sont les livres, aujourd'hui, qui proposent de mettre en question cette œuvre de Blanchot au nihilisme si parfaitement élaboré. Il y faut une grande audace. Or, c'est précisément ce qu'a entrepris de nous offrir, de façon très intéressante, Frédérique Toudoire-Surlapierre, dans son récent essai aux éditions de Minuit, Oui/Non, où elle dégage avec beaucoup d'adresse une problématique qui éclaircit bien le débat. Relisant Blanchot parmi d'autres auteurs, elle pointe du doigt les "apories" du nihilisme, et n'y va pas de main morte : "Ce non de l'imminence fatale, écrit-elle à propos du roman de Blanchot intitulé Le Dernier Homme, n'est pas seulement le signe d'une faiblesse ni d'un goût de Blanchot pour les apories, mais un procédé littéraire qui permet, sans contredire le pessimisme ni la désillusion, l'émergence de la poétisation — qui est une consolation, aussi mince et dérisoire soit-elle." Il m'est, je dois l'avouer, arrivé parfois de ressentir l'effet d'un "procédé", dans certaines pages de Blanchot, comme un essoufflement nihiliste inévitable. Bien sûr. Et Frédérique Toudoire-Surlapierre a raison de le souligner. Mais il y a, je le pense, à côté, des pages qui ne peuvent que nous toucher en plein cœur. La fin de L'Arrêt de mort, ainsi, est particulièrement émouvante, et Derrida la cite d'ailleurs à plusieurs reprises dans "Survivre", le fameux texte qu'il a consacré à ce roman. Ici, l'art de Blanchot, appelons-le nihilisme ou autrement, laisse passer cette très grande transparence de la vie, ou de la "survie", pour reprendre le terme de Derrida. Trouver une vérité afin d'apporter une réponse infaillible, l'homme n'est pas encore en mesure de le faire. Par contre, scruter la littérature ou la philosophie, oui, et c'est encore la façon la plus agréable à mon avis de pratiquer le nihilisme.

Frédérique Toudoire-Surlapierre, Oui/Non. Ed. de Minuit, "Paradoxe". 2013. 19,50 €.

24/11/2013

Le Dernier des injustes

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   Dans Le Dernier des injustes, son récent film, Claude Lanzmann reprend longuement le témoignage de Benjamin Murmelstein, rabbin viennois qui fut le dernier doyen du Judenrat dans le ghetto de Theresienstadt et dont l'action a été, dès la fin de la guerre, jugée si "contestable". De fait, l'homme qui apparaît face à Lanzmann, à Rome en 1975, essayant de tenir des propos justificatifs, a de quoi étonner, voire parfois de choquer. Ce n'est pas un hasard si Lanzmann n'a pas retenu ces séquences pour son film Shoah. Cela aurait fait alors très mauvais effet. C'est surtout dans la dernière partie du Dernier des injustes que la question de la collaboration avec les autorités nazies se pose, pour ce dirigeant juif particulièrement intelligent et extrêmement roublard, qui séduit Lanzmann lui-même. Incontestablement, on sent chez Murmelstein, au-delà de la simple volonté de "bien faire son travail", un désir forcené de survivre, et la conviction que, au milieu des horreurs vécues, qu'il raconte en détail, aucune autre attitude n'aurait pu être envisagée. Le spectateur du film de Lanzmann, qui n'est pas historien, ne voit donc qu'un aspect de la question, et ne peut s'empêcher — tout comme le réalisateur de Shoah — d'admirer assez cet artiste de la survie en milieu très hostile.

   L'historien Raul Hilberg évoque brièvement Murmelstein dans Exécuteurs, victimes, témoins (Gallimard, 1994). Pour dire d'abord ceci : "Les dirigeants juifs étaient logés à la même enseigne que leurs administrés. Eux aussi figuraient parmi les victimes." Hilberg néanmoins juge leur rôle plutôt négativement, tout en restant mesuré. Il écrit ainsi que Murmelstein "fut lourdement mêlé aux déportations". Il ajoute un détail que le film de Lanzmann tait : "Lorsqu'il mourut, en 1989, la communauté juive de Rome refusa de l'inhumer auprès de sa femme, mais lui accorda une parcelle au bout du cimetière."

   Depuis son film sur Jan Karski, correspondant du gouvernement polonais en exil, Claude Lanzmann alimente la polémique contre des livres. C'était pour contrer un jeune écrivaillon français un peu imprudent qu'il nous avait ressorti ce témoignage de Karski, d'ailleurs tout à fait passionnant. Et évidemment, c'était plutôt concluant. Aujourd'hui, dans Le Dernier des injustes, Lanzmann (avec le renfort de Murmelstein) s'attaque à Hannah Arendt, qui n'est plus là pour se défendre. Disons qu'il nous paraît moins convaincant, même si la critique du procès Eichmann tel qu'il s'est déroulé n'est pas infondée. Le cinéma apporte des preuves d'une certaine sorte. L'image a un poids considérable. Mais rien ne remplace peut-être le discours écrit et la distance qu'il instaure, et qui permet une réflexion plus "objective". Voilà où Lanzmann a peut-être trébuché cette fois. Voilà en tout cas ce que, modestement, je lui dirais, en attendant, espérons-le, une prochaine œuvre : car si quelqu'un désormais fait du vrai cinéma, et du cinéma utile, c'est bien lui...