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26/06/2014

La poésie, Jean-Luc Godard !

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   C'est Aragon, toujours perspicace, qui posait la bonne question, autrefois, dans un article fameux de 1965 écrit à l'occasion de la sortie de Pierrot le fou : "Qu'est-ce que l'art, Jean-Luc Godard ?" Le nouveau film du Dostoïevski de Lausanne, Adieu au langage, est véritablement une synthèse de tout son travail effectué jusqu'à ces dernières années. Un travail sur la fiction, d'abord ; et ensuite, plus fondamentalement peut-être, un travail sur la pensée. La vaste série des Histoire(s) du cinéma le montrait bien, étape essentielle d'un parcours dont rien ne vint affaiblir la rigueur. Film socialisme, sa précédente œuvre, apparaissait encore comme un ensemble hybride, certes extrêmement riche et passionnant, mais décevant au plan de la forme. Ce coup-ci, avec Adieu au langage, nous y sommes : chaque élément a trouvé sa place dans un édifice artistique incomparable. Godard est avant tout poète, comme Aragon l'avait pressenti de manière évidente. Cette poésie aujourd'hui se déchaîne avec une ampleur kaléidoscopique, seulement disciplinée par des références nombreuses que Godard va chercher chez les grands écrivains (dont Maurice Blanchot) ou les philosophes. L'ombre tutélaire de Soljenitsyne inspire au cinéaste de présenter son film comme un "essai d'investigation littéraire". Mais il est certes beaucoup plus que cela. Difficile de définir à vrai dire ce projet, sinon en disant que Godard suit les traces de Lautréamont. Un critère existe, cependant, qui me sert personnellement à qualifier les chefs-d'œuvre : je note que je relirai volontiers tel livre, que je reverrai volontiers tel film. Eh bien ! je vais profiter de ce qu'Adieu au langage est toujours à l'affiche pour aller le revoir, expérience stimulante.

02/01/2014

Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese)

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   Le réalisateur américain Martin Scorsese vit un peu sur une réputation acquise il y a belle lurette. En général, ses nouveaux films nous déçoivent. C'est le cas pour Le Loup de Wall Street, et pourtant il y a certes des choses à sauver dans ce naufrage d'ailleurs typique de notre époque. D'abord une mise en scène parfaitement inventive. Ensuite une direction d'acteurs vraiment remarquable. Mais tout ceci pour aller où ? L'idée de faire une peinture réaliste de Wall Street est certes une bonne idée. Pouvait-on pour autant se contenter d'entasser les uns après les autres des épisodes répétitifs, comme si les scénaristes avaient été cruellement en manque d'inspiration ? Le caractère élaboré à travers le personnage de DiCaprio est néanmoins très intéressant. Il a existé dans la réalité et s'appelait Jordan Belfort. DiCaprio lui donne une dimension presque shakespearienne, en le conduisant de la splendeur à la chute. Ce courtier milliardaire, qui a édifié sa fortune en escroquant de pauvres gens, est représentatif de toute une petite catégorie de profiteurs cyniques, qui ont pullulé durant les années 90, et profité à mort d'un système économique complètement dévoyé dont l'Amérique fut l'expression première. La fête extrême grâce à l'argent facile ne dura cependant, pour Jordan Belfort, qu'un temps. La luxure et la malhonnêteté s'arrêtèrent net. Le film de Scorsese n'insiste pourtant, et lourdement encore, que sur cette première phase de magnificence infâme, à tel point qu'il donne l'impression de s'y vautrer. Telle est la limite de ce film sans véritable morale, et même pire : sans véritable réflexion sur ce qu'il raconte.

   Pourtant, Scorsese nous avait habitués à mieux. Casino (1995), par exemple, qui parlait aussi d'argent, était autrement plus intelligent, tellement mieux construit. Sans parler de Raging Bull, en 1980, un chef-d'œuvre à part entière, artistiquement confectionné, et qui se terminait par une citation de l'Evangile de saint Jean : "J'étais aveugle et maintenant je vois." Depuis lors, Scorsese, comme happé par le cinéma commercial, a bien oublié cette aspiration à la lumière. Veut-il complaire au public ? Aux producteurs ? Aux journalistes ? Quoi qu'il en soit, le voilà désormais éloigné de toute cette belle exigence qui fut la sienne jadis. Passant de Robert De Niro à Leonardo DiCaprio, il a rejoint la foule qui danse autour du Veau d'or. Il est en cela la manifestation la plus exacte d'une évolution présentée comme inévitable, mais que cependant beaucoup de nos contemporains, qui gardent la tête froide, condamnent tant et plus — lorsqu'on leur laisse le droit à la parole !

   Récemment, le pape François a réaffirmé dans un document officiel sa critique du système économique libéral actuel, qui en effet permet toujours, de manière de plus en plus perfectionnée, à de vils voyous de s'enrichir sur le dos des plus pauvres. Il s'est vu qualifié de "marxiste", comme si ce mot demeurait une injure définitive. Il était seulement fidèle à la doctrine sociale de l'Eglise, qui s'inspire de ce qui est écrit dans les Evangiles. Mais, pour rester dans notre domaine, contentons-nous de relire ce que Bernanos mettait dans la bouche d'un de ses personnages, le curé de Torcy, dans un passage du Journal d'un curé de campagne : "Cette idée si simple que le travail n'est pas une marchandise, soumise à la loi de l'offre et de la demande, qu'on ne peut pas spéculer sur les salaires, sur la vie des hommes, comme sur le blé, le sucre ou le café, ça bouleversait les consciences, crois-tu ? Pour l'avoir expliqué en chaire, à mes bonshommes, j'ai passé pour un socialiste..."  Tout le roman de Bernanos est d'ailleurs habité par cette dimension de la "pauvreté" comme valeur rédemptrice. Propos qui aujourd'hui encore paraîtrait subversif et choquerait presque toutes les soi-disant "bonnes âmes" corrompues. Mais, au fait, la mission première d'un artiste n'est-elle pas de s'exprimer, quitte à choquer ? Voilà ce qu'on a trop tendance à oublier désormais; voilà ce qu'un Martin Scorsese, jadis plus courageux (cf. La Dernière tentation du Christ), a hélas mis de côté pour toujours, exemple particulièrement décevant. Croyez-moi, le Veau d'or a encore de beaux jours devant lui !

24/11/2013

Le Dernier des injustes

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   Dans Le Dernier des injustes, son récent film, Claude Lanzmann reprend longuement le témoignage de Benjamin Murmelstein, rabbin viennois qui fut le dernier doyen du Judenrat dans le ghetto de Theresienstadt et dont l'action a été, dès la fin de la guerre, jugée si "contestable". De fait, l'homme qui apparaît face à Lanzmann, à Rome en 1975, essayant de tenir des propos justificatifs, a de quoi étonner, voire parfois de choquer. Ce n'est pas un hasard si Lanzmann n'a pas retenu ces séquences pour son film Shoah. Cela aurait fait alors très mauvais effet. C'est surtout dans la dernière partie du Dernier des injustes que la question de la collaboration avec les autorités nazies se pose, pour ce dirigeant juif particulièrement intelligent et extrêmement roublard, qui séduit Lanzmann lui-même. Incontestablement, on sent chez Murmelstein, au-delà de la simple volonté de "bien faire son travail", un désir forcené de survivre, et la conviction que, au milieu des horreurs vécues, qu'il raconte en détail, aucune autre attitude n'aurait pu être envisagée. Le spectateur du film de Lanzmann, qui n'est pas historien, ne voit donc qu'un aspect de la question, et ne peut s'empêcher — tout comme le réalisateur de Shoah — d'admirer assez cet artiste de la survie en milieu très hostile.

   L'historien Raul Hilberg évoque brièvement Murmelstein dans Exécuteurs, victimes, témoins (Gallimard, 1994). Pour dire d'abord ceci : "Les dirigeants juifs étaient logés à la même enseigne que leurs administrés. Eux aussi figuraient parmi les victimes." Hilberg néanmoins juge leur rôle plutôt négativement, tout en restant mesuré. Il écrit ainsi que Murmelstein "fut lourdement mêlé aux déportations". Il ajoute un détail que le film de Lanzmann tait : "Lorsqu'il mourut, en 1989, la communauté juive de Rome refusa de l'inhumer auprès de sa femme, mais lui accorda une parcelle au bout du cimetière."

   Depuis son film sur Jan Karski, correspondant du gouvernement polonais en exil, Claude Lanzmann alimente la polémique contre des livres. C'était pour contrer un jeune écrivaillon français un peu imprudent qu'il nous avait ressorti ce témoignage de Karski, d'ailleurs tout à fait passionnant. Et évidemment, c'était plutôt concluant. Aujourd'hui, dans Le Dernier des injustes, Lanzmann (avec le renfort de Murmelstein) s'attaque à Hannah Arendt, qui n'est plus là pour se défendre. Disons qu'il nous paraît moins convaincant, même si la critique du procès Eichmann tel qu'il s'est déroulé n'est pas infondée. Le cinéma apporte des preuves d'une certaine sorte. L'image a un poids considérable. Mais rien ne remplace peut-être le discours écrit et la distance qu'il instaure, et qui permet une réflexion plus "objective". Voilà où Lanzmann a peut-être trébuché cette fois. Voilà en tout cas ce que, modestement, je lui dirais, en attendant, espérons-le, une prochaine œuvre : car si quelqu'un désormais fait du vrai cinéma, et du cinéma utile, c'est bien lui...