Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/02/2015

Clint Eastwood, une ardeur patriotique

clint eastwood.jpg

   Clint Eastwood fait déjà partie des classiques, après une longue carrière d'acteur et de réalisateur. Son inspiration de cinéaste a fluctué au gré des sujets, variés et inégaux. Si Gran Torino ou Million Dollars Baby étaient d'indéniables chefs-d'œuvre, d'autres films nous ont laissés perplexes. Avec le dernier en date, American Sniper, qui fait un tabac au box-office, la perplexité est majeure. L'histoire avait pourtant de quoi inspirer Eastwood : la vie d'un tireur d'élite de la marine de guerre américaine (SEAL) au cours de ses différentes missions en pleine guerre d'Irak, et le choc post-traumatique quand il revient chez lui, après avoir établi un record de cibles tuées (160 officiellement), parmi lesquelles des femmes et des enfants. Le film nous montre les opérations sur le terrain avec, il est vrai, un beau réalisme, ainsi que le "travail" de précision du sniper, un Américain du Texas nommé Chris Kyle, qui a réellement existé, interprété magnifiquement par l'acteur Bradley Cooper, qui insuffle au caractère de son personnage une sorte d'ambiguïté proche de la folie. Chris Kyle deviendra vite une "Légende", parmi ses frères d'armes, mais aussi chez l'ennemi arabe. Sa tête sera mise à prix 80.000 $. Face à ce cas d'école assez impressionnant, Clint Eastwood aurait pu choisir de poser des questions pertinentes, par exemple sur le bien-fondé de l'engagement des Américains en Irak. Mais jamais, semble-t-il, le moindre doute n'est instillé sur ce conflit absurde. Quand il filme Chris Kyle, au tout début, qui s'apprête à abattre un enfant et sa mère, c'est d'une manière qui tend à justifier cet acte horrible, et peut-être nécessaire, mais en en gommant la violence. Bien sûr, ce "droit de tuer" quasi absolu aura des conséquences désastreuses sur le psychisme de Chris Kyle, mais le film ne s'interroge pas vraiment sur leur cause. Eastwood montre par ailleurs des soldats revenus du front, qui ont été gravement blessés au combat, mais il le fait en cherchant toujours, là aussi, le point de vue qui va diluer la tragédie. American Sniper est ainsi surtout un long chant patriotique à la gloire de l'Amérique, de ses guerres et de ses héros disparus. Le scénario y reste, pour atteindre ce but, extrêmement basique, et même lassant. Défendre l'Amérique est la seule idée, en somme, qui guide le cinéaste, républicain revendiqué sur le plan politique, comme s'il produisait avec ce film un clip militariste que tout le monde serait à même de comprendre, — surtout les jeunes pour qu'ils n'hésitent pas à s'engager. De pensée, point, malheureusement. Un peu comme cette Bible qu'enfant Chris Kyle dérobera pendant un service religieux, et qu'il emmènera partout avec lui, en Irak et ailleurs, mais sans que jamais au grand jamais, comme il est souligné dans une scène, il ne l'ouvre.

22/05/2014

La souffrance

dostoievski.jpg   Saul Bellow en arrivait toujours à parler de lui-même. Dans sa préface à L'Ame désarmée de son collègue et néanmoins ami Allan Bloom, il ne s'attarde pas longtemps sur ce dernier, mais évoque surtout sa propre "situation contradictoire" à lui, Saul Bellow. Dans Ravelstein, livre théoriquement consacré en entier à Bloom, il évacue vite fait quelques anecdotes piquantes sur son ami et revient à sa propre personne. Mais au fond cela ne nous dérange pas. En somme, je conseillerais pour ma part de lire quand même l'essai de Bloom, afin de voir surtout ce que Saul Bellow aurait été s'il n'avait pas écrit de romans, mais seulement des essais. Dans mon esprit, la déception que j'ai ressentie à la lecture de L'Ame désarmée provient de ce genre de comparaison. Le côté réactionnaire des deux hommes prédominait, mais il a seulement abîmé celui qui n'écrivait pas de romans, c'est-à-dire le Professeur Bloom, dans toute sa rigidité d'enseignant conservateur. Le romancier Saul Bellow réussit, quant à lui, à s'en sortir assez bien.

   On a pu dire que le meilleur roman de Saul Bellow restait Herzog (1961). Cela doit être vrai. Quand je l'ai lu, j'ai d'abord eu du mal à entrer dedans. Et puis, au fil des pages, ça a commencé à prendre. On vante souvent la modernité de ce livre, non sans raison. Le héros, sur le point d'atteindre la cinquantaine, est un professeur d'université très cultivé, d'une culture toute européenne, confronté au matérialisme de la société américaine qui l'use peu à peu. D'où une dégringolade existentielle qui finit par conduire le malheureux aux frontières de la folie. Saul Bellow a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage d'Herzog, pensant certainement à son héritage européen qui s'acclimatait assez mal au Nouveau Monde. Mais, plus généralement, le malaise qu'il décrit ainsi n'est-il pas assez typique d'un changement de société en Occident, dont le XXe siècle fut le cadre ? Les névroses strictement européennes eurent des conséquences fâcheuses pour toute une génération d'individus qui ne surent pas s'adapter assez rapidement aux nouvelles conditions de vie. Herzog le montre bien, et le malheur des temps veut donc que ce très beau roman, depuis un demi-siècle, n'ait à mon sens pas pris une ride.

   Le poète américain Charles Simic, dans un article de la New York Review of Books du 31 mai 2001, établissait une relation que je crois importante entre Dostoïevski et Saul Bellow : "La raison pour laquelle ses personnages, écrivait-il de Saul Bellow, comme ceux de Dostoïevski, sont incapables d'atteindre la moindre finalité est parce qu'ils aiment leur propre souffrance plus que toute autre chose. Ils refusent de troquer leur tourment intérieur pour la paix de l'esprit qui viendrait de la bienséance bourgeoise ou d'une quelconque croyance religieuse. En fait, ils perçoivent leur souffrance comme le dernier avant-poste de l'héroïsme dans le monde actuel." Le masochisme dostoïevskien serait là comme une tentative de retarder la plongée définitive dans le nihilisme moderne. Les valeurs de la vieille Europe ne tiennent pas, malheureusement. Les rares qui cherchent à résister se voient bientôt anéantis, d'abord matériellement, puis psychiquement. La névrose dostoïevskienne, à laquelle un Nietzsche fut si sensible, est une avant-garde qui n'a plus à offrir qu'un effondrement définitif. Dostoïevski, dans le roman, Nietzsche en philosophie, furent les prophètes lucides de cette dégringolade métaphysique.

Allan Bloom, L'Ame désarmée. Préface de Saul Bellow. Julliard, 1987.                                                                             

Saul Bellow, Herzog. Gallimard, 1966.                                                                                                                                        

Saul Bellow, Ravelstein. Gallimard, 2004.

 

Illustration: Dostoïevski.                                                                                                                          

20/04/2014

L'attente de Pâques

pialat.jpg

   Entre la Passion et la Résurrection, il y a le Samedi Saint où tout est silence, éternelle attente. C'est le jour du grand Néant, jour de la mort infinie, où plus rien n'est dit, où tout est interrogation et désespoir. Ce jour annonce Pâques, mais Pâques n'est pas encore là. Et quand Pâques enfin surgit, comme une délivrance de la parole, le jour blanc qui l'a précédé retombe de lui-même, vaincu par une affirmation plus puissante que lui. Mais est-ce vraiment le cas ? Les exemples que j'utilise, dans le texte qui suit, tournent autour de la résurrection, mais sont  néanmoins imprégnés d'un esprit de défaite dont je trouve l'origine dans le nihilisme contemporain. A chacun de se faire sa propre idée. On réagit tous très différemment à "l'arrêt de mort" du Samedi Saint.

      Les pages les plus émouvantes de La Nouvelle Héloïse sont sans conteste celles relatant les derniers moments et la mort de Julie. C'est Wolmar, le vieux mari, qui s'en acquitte pour Saint-Preux, désormais muet et retenu au loin. Wolmar emploie dans cette lettre une apostrophe assez étonnante adressée à l'amant de sa femme, quand il en arrive au moment où celle-ci trépasse : "Adorateur de Dieu, Julie n'était plus..." On pourrait, me semble-t-il, renverser la formule et dire, avec peut-être plus de véracité : Adorateur de Julie, Dieu n'était plus... La mort de Julie est en effet la fin du monde pour eux tous, l'arrivée du chaos, et même de la folie pour son amie Claire — qui essaiera de se ressaisir cependant, sans y parvenir tout à fait, comme le montre l'ultime lettre du roman. Le trouble est d'ailleurs si grand, parmi la famille et les domestiques, qu'une rumeur finit par circuler et prendre de l'ampleur, selon laquelle Julie serait soudainement revenue à la vie. "Il fallait qu'elle ressuscitât, écrit Wolmar, pour me donner l'horreur de la perdre une seconde fois." Lui-même du reste y croit un instant, et le lecteur aussi, qui a eu le temps de s'attacher à cette très belle héroïne, devenue presque une sainte. Les romanciers, je l'ai remarqué, hésitent souvent à faire ressusciter leurs personnages (heureusement, d'ailleurs...). Blanchot, dans L'Arrêt de mort, ouvre une simple parenthèse pour décrire le malaise indicible du bref retour à la vie de J., avant qu'elle ne meure, cette fois pour toujours. Le cinéma, lui, et c'est dans la nature même de cet art de l'illusion et de la lumière, n'a jamais hésité pour sa part à faire ce pas de plus. Alors que Bernanos, dans Sous le soleil de Satan, laissait vains les efforts de l'abbé Donissan auprès du garçonnet mort, le cinéaste Maurice Pialat (photo), dans l'adaptation tirée du livre, a filmé le petit enfant revenant à la vie dans les bras de sa mère. Dans l'expérience vécue de chacun, je crois que nous ressentons également quelque chose de trouble : devant le cadavre d'un être cher, qui n'a jamais espéré et craint qu'il se réveille soudain, et, à bout de forces, souhaité finalement que non ?

17/11/2013

Guy Debord

Debord 2.jpg

   Lorsque j'ai commencé à le lire, en 1988, Debord n'était prisé que par certains connaisseurs. Depuis, les choses ont bien changé. Tout le monde a un avis sur lui, maintenant. L'Etat français lui-même a tenu à racheter ses archives personnelles, au lieu de les laisser partir aux Etats-Unis, où à mon avis elles auraient été exploitées plus sérieusement qu'ici. Cette récupération a culminé récemment avec l'organisation d'une exposition consacrée à ce fonds, histoire de rentabiliser un peu l'opération. Beaucoup sont restés sceptiques, moi le premier, devant cette velléité de noyer le poisson. La pensée de Debord s'est imposée avec trop d'évidence pour être désormais effacée. Elle continuera à nous hanter longtemps, jusqu'au terme de notre course effrénée vers le chaos.

   Quand on parlait avec lui de questions théoriques, Debord était souvent très susceptible. Sa Correspondance fourmille de ces psychodrames, sources multiples de rancœurs tenaces et même de haine. Avec Gérard Lebovici, à la fois son ami et son généreux mécène, les relations demeurèrent somme toute mystérieuses; la "phynance" est un sujet certes délicat, qu'il faut se garder d'ébruiter. Mais même dans ses Considérations de 1985, livre dans lequel Debord commente longuement la manière dont fut rapporté par la presse l'assassinat du producteur, on ne sent jamais, je crois, de véritable chaleur dans ce que Debord écrit de son ami. Tout reste assez protocolaire, certes tout à fait élogieux, mais plutôt en surface, bref très officiel. J'imagine que c'est de cette manière qu'à la Renaissance les grands peintres témoignaient de leur reconnaissance envers leurs bienfaiteurs. L'exigence du mécène, qui reste par définition en retrait, est induite par la nature même du mécénat, et acceptée tacitement par l'artiste. Debord a manifesté plus d'émotion publique avec quelques-uns de ses égaux, comme le peintre Asger Jorn, ou encore Ivan Chtcheglov. Ce dernier, fait notable, fut l'un des rares compagnons de l'aventure situationniste à qui Debord rendra hommage plus tard, dans un passage du film In Girum, en 1978, en le désignant comme "celui qui, en ces jours incertains, ouvrit une route nouvelle et y avança si vite". Chtcheglov est aussi le seul, à ma connaissance, à avoir sombré si définitivement dans "les forêts de la folie" — et donc, Debord semble le sous-entendre, le seul aussi à avoir été jusqu'au bout du projet situationniste; le suicide restant cependant l'autre alternative.