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30/11/2013

Albert Cossery (1913-2008)

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   Ecrivain rare et discret, Albert Cossery habitait depuis la Guerre dans une petite chambre de l'hôtel La Louisiane, rue de Seine, en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés. On l'apercevait parfois, élégante silhouette, en début d'après-midi, au Café de Flore, installé à une table et contemplant de son œil d'aigle les jolies femmes. Né le 3 novembre 1913 au Caire, il aurait eu cent ans ce mois-ci. Ses romans ont un caractère indéfinissable. Au fond, Cossery était avant tout un philosophe, qui aura essentiellement vécu pour vivre et illustrer sa philosophie si singulière : une philosophie du désœuvrement. Il avait coutume, paraît-il, de dire en montrant ses belles mains immobiles : "Tu vois, elles n'ont pas travaillé depuis trois mille ans..."  Se plonger dans ses livres est une véritable cure de jouvence, un rafraîchissement de l'esprit. On se réconcilie avec l'existence. On accède à l'essentiel. Dans Mendiants et orgueilleux, il écrivait par exemple ceci : "En fait, c'était sous le couvert de cette prétendue absurdité du monde que se perpétuaient tous les crimes. L'univers n'était pas absurde, il était seulement régi par la plus abominable bande de gredins qui eût jamais souillé le sol de la planète. En vérité, ce monde était d'une cruelle simplicité, mais les grands penseurs à qui avait été dévolue la tâche de l'expliquer aux profanes ne pouvaient se résoudre à l'accepter tel quel, de peur d'être taxés d'esprits primaires." Ce n'est pas pour rien que Cossery avait été l'ami de Jean Genet, et surtout d'Albert Camus. Je me demande d'ailleurs si la postérité, dans sa grande sagesse, ne retiendra finalement pas davantage Cossery que Camus dans son panthéon. J'aime beaucoup Camus, mais le "pharaon" Cossery me semble tellement plus radical et subversif dans sa cohérence naturelle ! Nous avons d'ailleurs de la chance : les romans de Cossery sont parfaitement disponibles, grâce à l'éditrice Joëlle Losfeld, qui veille sur la destinée posthume de son prestigieux auteur et ami. Ainsi, vous n'aurez aucune excuse de passer à côté de cette œuvre indispensable, durant votre courte vie. La révélation est là, qui vous tend les bras...

27/11/2013

Quelque chose échappe

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     La littérature, contrairement à la philosophie, n'a pas la prétention de tout dire. Elle affirmerait même volontiers que quelque chose lui échappe. Quand je lis une fiction, un poème, je suis en quête de ce qui est au-delà de l'œuvre, qui l'excède obscurément. Deleuze s'est un peu fourvoyé, dans son livre sur Proust, en tentant d'expliquer schématiquement la théorie du temps dans La Recherche. Bien loin de nous éclairer, il nous fait regretter l'élaboration parfois impalpable en jeu dans le roman. Au fond, ce qu'on désire avant tout, c'est ressentir : telle est l'expérience littéraire qui absorbe et fascine le lecteur, et non la formule rationnelle, dénuée de poésie et de tout sentiment, que voudrait nous transmettre une prétendue science. Le flou artistique, sorte de spirale infinie, est plus riche qu'un trait trop abrupt.

17/11/2013

Guy Debord

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   Lorsque j'ai commencé à le lire, en 1988, Debord n'était prisé que par certains connaisseurs. Depuis, les choses ont bien changé. Tout le monde a un avis sur lui, maintenant. L'Etat français lui-même a tenu à racheter ses archives personnelles, au lieu de les laisser partir aux Etats-Unis, où à mon avis elles auraient été exploitées plus sérieusement qu'ici. Cette récupération a culminé récemment avec l'organisation d'une exposition consacrée à ce fonds, histoire de rentabiliser un peu l'opération. Beaucoup sont restés sceptiques, moi le premier, devant cette velléité de noyer le poisson. La pensée de Debord s'est imposée avec trop d'évidence pour être désormais effacée. Elle continuera à nous hanter longtemps, jusqu'au terme de notre course effrénée vers le chaos.

   Quand on parlait avec lui de questions théoriques, Debord était souvent très susceptible. Sa Correspondance fourmille de ces psychodrames, sources multiples de rancœurs tenaces et même de haine. Avec Gérard Lebovici, à la fois son ami et son généreux mécène, les relations demeurèrent somme toute mystérieuses; la "phynance" est un sujet certes délicat, qu'il faut se garder d'ébruiter. Mais même dans ses Considérations de 1985, livre dans lequel Debord commente longuement la manière dont fut rapporté par la presse l'assassinat du producteur, on ne sent jamais, je crois, de véritable chaleur dans ce que Debord écrit de son ami. Tout reste assez protocolaire, certes tout à fait élogieux, mais plutôt en surface, bref très officiel. J'imagine que c'est de cette manière qu'à la Renaissance les grands peintres témoignaient de leur reconnaissance envers leurs bienfaiteurs. L'exigence du mécène, qui reste par définition en retrait, est induite par la nature même du mécénat, et acceptée tacitement par l'artiste. Debord a manifesté plus d'émotion publique avec quelques-uns de ses égaux, comme le peintre Asger Jorn, ou encore Ivan Chtcheglov. Ce dernier, fait notable, fut l'un des rares compagnons de l'aventure situationniste à qui Debord rendra hommage plus tard, dans un passage du film In Girum, en 1978, en le désignant comme "celui qui, en ces jours incertains, ouvrit une route nouvelle et y avança si vite". Chtcheglov est aussi le seul, à ma connaissance, à avoir sombré si définitivement dans "les forêts de la folie" — et donc, Debord semble le sous-entendre, le seul aussi à avoir été jusqu'au bout du projet situationniste; le suicide restant cependant l'autre alternative. 

11/11/2013

Edouard Levé

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   Quand j'habitais à la campagne, j'avais épinglé sur le mur de mon bureau, au-dessus de mon ordinateur, cette photo en noir et blanc d'Edouard Levé.Tout à côté, j'avais par ailleurs placé une reproduction d'un portrait de Michel Leiris peint par Francis Bacon – attendant rêveusement de posséder l'original. L'un et l'autre étaient là comme deux astres sombres, deux "désastres", grandes sources d'inspiration pour moi, pour ma vie, mes rares écrits. Je trouvais qu'ils avaient beaucoup de points communs, mais la mort prématurée de Levé a sans doute empêché de mettre entièrement au jour cette proximité. De Leiris, je reprenais souvent Le Ruban au cou d'Olympia; et d'Edouard Levé, surtout deux titres qui m'avaient littéralement fasciné : Autoportrait (2005) et Suicide (2008), tous deux publiés aux éditions P.O.L.

   J'aimais la façon dont Edouard Levé en est venu à écrire, déplaçant son expérience d'artiste conceptuel vers une littérature de fragments. Livres discrets que les siens, peu nombreux, quasiment jansénistes, dans lesquels il faisait passer une désespérance ironique mais profonde. A force de se désosser soi-même au moyen d'une écriture au scalpel, presque blanche, de se gommer dans la superfluité des choses, Levé en est arrivé, en quelque sorte "objectivement", à l'idée de suicide comme à la conclusion de tout art conceptuel qui se respecte : un mouvement tautologique parfaitement circulaire, qui se referme sur lui-même et, surtout, ajouterai-je, pleinement contemplatif, pleinement passif, donc improductif, voire nihiliste. Le pendant de la contemplation est toujours le désœuvrement, avec ses conséquences les plus critiques. D'autres que lui ont choisi de se contenter de disparaître socialement, comme Stanley Brouwn; Edouard Levé, lui, a décidé de disparaître pour de bon, dix jours après avoir remis à son éditeur un manuscrit intitulé Suicide. "Performance artistique ultime", comme on l'a dit ? Ou plus intimement, logique personnelle poussée jusqu'au bout ? Tout cela en même temps, peut-être. Qui pourrait le savoir ? Dans son Autoportrait de 2005, Levé annonçait le programme dès la première phrase, restée fameuse : "Adolescent, je croyais que La Vie mode d'emploi m'aiderait à vivre, et Suicide mode d'emploi à mourir." Le conceptuel a fini par investir tout le terrain, ne laissant plus à ce qu'on appelle le narratif (le vécu, la vie matérielle) le moindre espace pour respirer. Ce pourrait être au reste une assez bonne définition de la dépression – et de l'art conceptuel lui-même ! Edouard Levé était génial et exemplaire.

08/11/2013

L'Homme précaire et la Littérature

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   L'Homme précaire et la Littérature est le dernier ouvrage auquel Malraux ait travaillé, jusqu'à sa mort le 23 novembre 1976. Véritable somme de son expérience d'écrivain et de lecteur insatiable, il nous fait sentir tout ce que, derrière sa propre "légende", cet esprit particulièrement lucide envisageait comme avenir pour l'humanité. - Cet essai a été repris dans le volume VI des Œuvres complètes de Malraux, éditions Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 2010.

   Dans L'Homme précaire et la Littérature, Malraux se demandait - question incongrue aujourd'hui - où était la place de la littérature. Entre l'Université et la N.R.F, le cœur de cet autodidacte ne balançait pas : "La littérature, l'art ne sont pas objets d'enseignement : on n'enseigne que leur histoire. Et les Sorbonnes n'ont pas plus enseigné la création chez les grands écrivains, qu'un siècle de cours de dessin industriel n'enseignait celle de Rembrandt. Désormais, nul ne l'ignore." Hélas, à l'époque même où Malraux écrivait ces lignes, le déclin de la N.R.F. était déjà bien entamé. Allait triompher la pensée de la French Theory dans les universités, surtout américaines, avec des auteurs comme Deleuze, Derrida ou Foucault qui, sous l'influence de Maurice Blanchot, eurent le dessein fondamental de nourrir la philosophie par la littérature, et la littérature par la philosophie. Ce travail théorique, certes passionnant, de haute lignée, eut néanmoins pour conséquence de privilégier à nouveau la sphère proprement universitaire, seule détentrice désormais de ce savoir complexe et abstrait. En tous les cas, pour revenir à Malraux, son jugement, lu à la lumière du présent, ne me paraît pas anodin. J'ai en effet la nostalgie d'un temps où la littérature servait réellement à quelque chose; par exemple, à relier vie quotidienne et pensée métaphysique, sans avoir à passer systématiquement par tous les raisonnements oiseux des sciences humaines, qui bannissent art et intuition. Je ne condamne évidemment pas cette nouvelle philosophie, dont les principaux représentants (et eux seuls, d'ailleurs) ont été des maîtres pour moi. Je me demande seulement si le moment ne serait pas venu de retrouver la chose littéraire, dans sa pureté première, allégée pour ainsi dire de ses apories théoriques. Je sens parfois ce mouvement émerger ici et là, qui n'est pas une régression, mais, replaçant le discours humain et le dialogue au premier plan, une confiance accrue dans les possibilités et les richesses de la vie.

06/11/2013

L'Apiculture selon Samuel Beckett

Beckett, Université, Archives, Apiculture

   En cette saison de Prix littéraires, c'est le moment d'attirer l'attention sur un roman qui nous a plu. Pour donner des idées de lectures différentes peut-être, et sortir des sentiers battus. Martin Page, avec L'Apiculture selon Samuel Beckett (aux éditions de l'Olivier, 2013), me paraît l'exemple idéal.

   Martin Page est un universitaire. Nul n'est parfait. Mais il a choisi, pour ce qui le concerne, d'écrire des romans. C'est ce qu'il avait de mieux à faire, et c'est une réussite. Dans L'Apiculture selon Samuel Beckett, il imagine un étudiant désargenté qui essaie de préparer une sombre thèse de sociologie, une de plus, et qui se voit heureusement embaucher par Samuel Beckett, le grand Samuel Beckett, afin d'effectuer un drôle de petit travail. Il s'agit d'inventer des archives, pour donner du grain à moudre aux futurs chercheurs universitaires, et surtout pour les égarer en les lançant sur de fausses pistes souvent farfelues. Ainsi pourront-ils pondre des thèses nouvelles, et nous, les lire, lecteurs éberlués.

   Le personnage de Beckett est très réussi, dans cette fiction qui repose quand même sur quelques données biographiques réelles. On sent une grande affinité de Martin Page avec l'auteur de Godot. Ceux qui aiment Beckett ne seront pas dépaysés, et l'on se dit que la dérision ici à l'œuvre cache une véritable émotion, notamment dans la relation entre le vieux maître et son jeune employé. Ce dernier en apprendra finalement bien plus avec ce "travail" pour Beckett qu'avec sa thèse, qui reste, heureusement ! hors champ.

   A mon humble avis, L'Apiculture selon Samuel Beckett est une lecture qu'on devrait rendre obligatoire, surtout auprès des écrivains de métier et, en particulier, des universitaires besogneux, qui font dans la lourdeur au lieu de chercher une récréation spirituelle dont nous avons aujourd'hui tous besoin.