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05/10/2020

La fin du "Débat"

   

   Je lisais chaque numéro du Débat, la revue mythique de Pierre Nora éditée chez Gallimard. Je passais de longues heures à la bibliothèque à prendre connaissance de ses articles toujours bien étayés et à la pointe de la pensée actuelle. Je ne m'étais jamais abonné. Lorsqu'un thème m'intéressait particulièrement, j'achetais la revue. L'annonce de l'arrêt du Débat par Pierre Nora m'a fait un choc, incontestablement. Cet arrêt revêtait des significations multiples, comme si la revue, à force de critiquer les travers de notre société, s'en était finalement prise à elle-même et en avait tiré les conclusions. Pierre Nora a accompagné avec moult paroles cet enterrement de première classe, dont toute la presse a parlé. En lisant son éditorial dans ce dernier numéro du Débat, ainsi que les diverses interviews qu'il a données, notamment au Figaro et à Charlie Hebdo, quelque chose cependant me titillait et me laissait insatisfait.

 

Une succession possible ?

   Je me demandais d'abord si l'équipe dirigeante du Débat n'aurait pas pu organiser, depuis quelques années, sa succession. Pourquoi n'avoir pas choisi de passer le flambeau à une équipe plus jeune, que Nora, Gauchet et Pomian auraient formée à l'art délicat de confectionner une revue ? Nora donne des arguments, comme quoi la situation actuelle du Débat ne s'y prêtait pas. Il va jusqu'à écrire : "Le moment n'est-il pas venu, pour continuer ce type de travail, de trouver d'autres formes d'expression ?" Il ne dit pas lesquelles. D'autre part, il ne s'appesantit pas sur les éventuels repreneurs du Débat, comme si rien que le seul fait d'y penser lui faisait mal au cœur. Il déclare pourtant dans Charlie : "J'ai l'impression d'un retour à une volonté d'ouverture chez les jeunes historiens, à un désir de ne pas s'enfermer dans le discours universitaire." C'était à mon avis une idée à creuser, au lieu de dire : "Après moi, le déluge !" Il existe en France, parmi les jeunes chercheurs notamment, tout un potentiel de compétences qui ne demande qu'à s'exercer. Gallimard, mécène du Débat, n'aurait certainement pas refusé de continuer, avec une nouvelle génération d'agitateurs d'idées adoubés par Nora et Gauchet.

 

L'éloignement de l'idéal révolutionnaire

   Durant ces quarante années d'activité, Le Débat a mis au jour son intuition d'un changement de monde. De grands articles ont jalonné cette épopée, comme celui de Milan Kundera, au début des années 80, qui me semble très emblématique, "Un Occident kidnappé" (qu'on peut lire sur Internet librement). Pour les plumes du Débat, on se dirigeait vers une société complexe, dans laquelle l'idée de révolution avait perdu sa consistance. On arrive à la période de l'après Mai-68 et de ses désillusions, les avant-gardes se sont dissoutes dans l'air du temps, ces hédonistes années 70 empreintes de légèreté plus ou moins blâmable. Seul, ou presque, un Guy Debord restera fidèle à sa dénonciation de la "société spectaculaire-marchande". Quelques années plus tard, après avoir écrit un dernier livre, il constatera la sclérose idéologique des temps, et en tirera les conséquences de la manière que l'on sait.

   Dans ce dernier numéro du Débat, il y a un article de Marcel Gauchet sur l'individualisme, qui a spécialement retenu mon attention. Il y évoque, en conclusion, ce qu'il reste aujourd'hui de la révolution, après notamment l'épisode contemporain des Gilets jaunes, qui s'en sont réclamés sans d'ailleurs grande conviction, me semble-t-il. Gauchet tente une explication, sans y aller, pour ainsi dire, avec le dos de la cuiller : "La perspective révolutionnaire, commence-t-il, s'est évanouie avec le projet dûment élaboré d'une transformation totale de la société existante." Puis, Gauchet commente ainsi la présence résiduelle de la "posture critique" alternative, présente aux marges de la société : "Cette intransigeance impérieuse est le style commun de divers néo-gauchismes que l'on a vu fleurir au cours de la dernière période en renouvelant de vieilles causes [...]. Ces activismes allant jusqu'au fanatisme sont certes minoritaires [...]. Hors de toute militance, cette intolérance vindicative trouve son répondant quotidien dans l'ambiance de haine généralisée qu'exhalent les réseaux sociaux. [...] cet underground du ressentiment, de la proscription et du lynchage est là pour rappeler le dangereux cousinage des bons et des mauvais sentiments."

 

L'heure de la relève

   Plus loin, Marcel Gauchet pointe directement les Gilets jaunes, en leur associant l'expression terrible de "fondamentalisme démocratique sans compromis". C'est probablement bien trouvé, mais la charge est-elle juste ? Ne manquerait-t-elle pas de nuance ? Pour ma part, je n'ai participé à aucune manifestation des Gilets jaunes. En revanche, j'ai suivi chaque samedi, sur les chaînes d'info continue, leurs journées de manifestation, aux débordements incontrôlés. Le mouvement des Gilets jaunes, sans arrière-fond historique, sans références politiques compliquées, sans organisation cohérente, donnait lieu à des commentaires globalement neutres de la part des journalistes et des spécialistes invités. Ces derniers, formés à Sciences Po ou dans des universités de sociologie, bien au fait des stratégies révolutionnaires, avaient évidemment lu Debord (ils sont payés pour ça), mais aussi ce qui s'est écrit depuis. Comprendre les Gilets jaunes est possible, sans peut-être recourir à une prose polémique comme celle que Gauchet utilise, et dont j'ai donné un exemple.

   Ce que j'attends d'une revue, mélangeant "le goût de la tradition littéraire et des humanités, le sens des Lumières", comme le dit Pierre Nora dans Charlie, c'est qu'elle m'expose avec talent une situation plus ou moins complexe. Le Débat aurait pu poursuivre ce travail théorique, dans d'autres mains. Car si Le Débat arrête après ce dernier numéro, le débat, avec un d minuscule, lui, ne cessera jamais. Pour demeurer au chapitre des Gilets jaunes, évoquons simplement le film récent de David Dufresne, Un pays qui se tient sage. C'est au cinéma (peut-être la "nouvelle forme" dont parle Pierre Nora), une enquête documentaire axée sur les violences policières. Les images sont bien connues, mais soulèvent toujours l'émotion, trop facilement sans doute. Il appartiendra dans l'avenir à d'autres cinéastes, d'autres écrivains, historiens ou sociologues, etc., de proposer avec davantage d'objectivité des réflexions sur ce genre de phénomènes saillants que traversent nos sociétés. Le débat, donc, n'est pas mort, et la relève est prête. Vive le débat !

 

Le Débat, "40 ans". Numéro 210, mai-août 2020. Éd. Gallimard, 24 €.  

02/09/2020

Pascal Quignard, le questionnement de l'intime

 

Lire, selon Heidegger

   En lisant cet été un très beau commentaire de Heidegger sur le mythe de la caverne de Platon, dans De l'essence de la vérité, je suis tombé sur cette phrase qui m'a fait longuement réfléchir et a littéralement "rafraîchi" mon esprit, face au surmenage imminent de la prochaine rentrée avec ses piles de livres à foison. À la fin de son cours, après avoir détaillé sa lecture de Platon, Heidegger lance à ses étudiants une sorte d'invocation absolue. Il leur dit : "Au cas où vous éprouveriez encore le besoin irrépressible de lire la littérature philosophique paraissant aujourd'hui, c'est le signe infaillible de ce que vous n'avez rien compris à ce qui s'est passé devant vous." Selon Heidegger, lire et étudier un dialogue de Platon suffisait amplement, à condition sans doute, comme il l'ajoute, toujours à son jeune auditoire, "que vous ayez en vous un questionnement éveillé, mis en éveil au plus profond de votre intimité". Il me semble que, certes, l'on peut ne pas être tout à fait d'accord avec cette injonction de Heidegger. Néanmoins, il a le mérite de pointer du doigt un phénomène essentiel de la littérature, en mettant en question les livres qui nourrissent réellement l'esprit, et les autres. Au lecteur de rester "éveillé", et de faire confiance à sa culture pour dominer une matière si complexe.

 

Qu'est-ce qu'un lettré ?

   Le nouveau livre de Pascal Quignard, qui paraît à cette rentrée, L'Homme aux trois lettres, va nous apporter des éléments de réponse assez cruciaux. On connaît déjà l'œuvre de cet auteur très érudit, qui n'hésite pas à prendre ses exemples dans la vieille littérature latine ou chinoise, entre autres. Quignard est notre dernier lettré, selon une tradition qui remonte à la nuit des temps. Ses livres sont parsemés de citations exquises, puisées dans les textes les plus anciens et, parfois, les plus méconnus. L'Homme aux trois lettres, onzième volume de la série "Dernier royaume", est d'autant plus intéressant que Quignard y fait le bilan de son activité passionnée de lecteur.

   Un jour, alors que sa vie professionnelle dans le milieu de l'édition était pourtant intense et riche, Pascal Quignard a soudainement tout plaqué. Nous étions en 1994, et, comme le Bouddha, qui de prince devint mendiant, après une illumination, Quignard décida de se consacrer exclusivement à la lecture des livres. Je dois dire que cette résolution radicale me fascine beaucoup, tant je la trouve exemplaire et unique. Je la partage entièrement. Qui d'autre se serait comporté ainsi, avec autant de détermination, à cette époque ?

   Incontestablement, le jeu en valait la chandelle. Et Quignard de nous relater dans ses écrits tous les bienfaits d'un otium qui désormais remplissait sa vie, au milieu des livres. Dans L'Homme aux trois lettres, il s'attarde longuement, en plusieurs chapitres, sur ce désœuvrement du lettré, nous confiant ainsi : "Ceux qui s'adonnent à cette activité si totalement désintéressée à l'activité immédiate distancent à jamais les autres classes sociales par une application de plus en plus dense, volontaire, ardue, fervente, astreignante, approfondissante, interminable. Luxe pur." Très beau passage, il me semble, qui dit l'originalité d'un choix, et peut-être même davantage qu'un choix : une éthique. Quignard, pour illustrer ceci de manière originale, va chercher un vocable inusité, qui exprime le repos, la solitude et le silence de la lecture : "requoy" (ou parfois "recoy"). Quignard nous le commente ainsi : "Il est peut-être le mot clé du livre que j'écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos (le requiem, le requoy)."

 

Saint Augustin et saint Ambroise

  À propos de la lecture, Quignard rapporte au début de son livre l'épisode des Confessions de saint Augustin, qui se passe à Milan, dans lequel celui-ci, alors tout jeune, raconte son émerveillement devant Ambroise lisant un livre en silence. Cette belle anecdote m'apparaît comme particulièrement emblématique de la pensée que veut nous faire partager Quignard dans L'Homme aux trois lettres. Il lui suffit, je crois, de citer ce que saint Augustin lui-même écrit de son intention en rapportant ce récit : Augustin veut nous faire mesurer, selon ses propres termes, "la profondeur de l'abîme d'où nos cris doivent provenir afin de s'élever vers toi" (je rappelle qu'Augustin s'adresse à Dieu). 

   Comment sera reçu cet ouvrage de Pascal Quignard, à une époque de consumérisme extravagant, dans laquelle la littérature est considérée par le public comme un simple divertissement ? Il faut assurément revenir ici à la déclaration prophétique de Heidegger, par laquelle j'ai commencé mon propos. La lecture de Quignard, si riche, si essentielle, si fidèle à la grande tradition littéraire, peut nous mettre en éveil au plus profond de notre intimité, pour reprendre les termes du philosophe. Et ceci constitue incontestablement un grand bien, et le début d'un long cheminement sur un sentier escarpé, vers les hauteurs, vers la lumière.

 

Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres. Éd. Grasset, 18 €.

03/08/2020

Saint Paul vu par le judaïsme

   Le philosophe René Lévy est aussi talmudiste. L'ouvrage qu'il a fait paraître, au mois de mars dernier, aux éditions Verdier, où il dirige une collection, est la nouvelle mouture d'un premier essai consacré à saint Paul en 2010 sous le tire de Disgrâce du signe. René Lévy est le fils de Benny Lévy, qui fut le dernier secrétaire de Sartre et qui initia le père de l'existentialisme à une certaine forme de judaïsme. On se souvient que cette "conversion" du vieux Sartre à la religion choqua beaucoup parmi les intellectuels français, notamment lorsque parut dans Le Nouvel Observateur une série d'entretiens entre les deux hommes, dans lesquels Sartre essayait, avec l'aide de son secrétaire, de faire progresser sa philosophie vers un sens spirituel. Au fond, c'était sa réflexion inédite sur une espérance nouvelle qui décontenança une intelligentzia ouvertement athée. Les choses ont-elles changé, depuis lors ? N'est-il pas désormais légitime de revenir à un certain type de méditation dont la nécessité est plus que jamais d'actualité ? Sartre nous en avait donné l'exemple, à la toute fin, comme Maurice Blanchot avant lui. Laissons-nous guider, pour quelques brefs instants, par cette pensée qui, peut-être, préfigure notre seul avenir.

   René Lévy revient donc sur saint Paul, d'origine parfaitement juive, et dont les Épîtres sont à la base de la religion chrétienne. L'Église catholique a longtemps renié son héritage juif, jusqu'au concile Vatican II, révolution bienfaisante dans son histoire mouvementée. Il se trouve que Paul, avant de rencontrer le Christ sur le chemin de Damas, était un propagateur extrêmement actif du judaïsme. On peut donc considérer que la foi nouvelle qu'il a contribué à élaborer doit beaucoup à ce monothéisme premier et fondateur. L'objet de René Lévy, dans cette étude, est de confronter la pensée de saint Paul à la tradition vivante de la Torah, du Talmud et à tous les commentaires qui s'en sont inspirés. René Lévy insiste sur le fait que la grande question de saint Paul, notamment dans l'Épître aux Romains, est la confrontation entre la Loi et la Foi. Pour notre auteur, cela reste la question principale, qui traverse donc son livre, sans que l'ambiguïté ne soit jamais levée : "Non, écrit René Lévy, pas question d'abolir ni de défaire la Loi (Torah) par la nouveauté (l'Évangile) ; celle-ci vient au contraire l'accomplir. Mais alors, que croire ?"

   La lecture de René Lévy n'est pas toujours d'un abord aisé. Le sujet est complexe, la méditation redoutable, qui ressemble à une "phénoménologie de la vie religieuse", pour reprendre le titre de Heidegger. Néanmoins, l'effort du lecteur sera fructueux, même si, chrétien, comme moi, il n'est pas toujours préparé à un mode de réflexion aussi spécifique, mais, sans conteste, profond. Il y a quelques mois, j'avais lu avec profit l'essai du philosophe Armand Abécassis, Jésus avant le Christ, qui essayait de "retrouver en esprit l'engagement juif de Jésus avant sa christianisation". C'était là, en somme, une même tentative, déjà, et fort instructive, d'établir l'héritage judaïque de la religion chrétienne, et de reconsidérer avec plus de précision ce que l'humanité doit au peuple juif.

 

René Lévy, La Mort à vif. Essai sur Paul de Tarse. Éd. Verdier, 22 €. Armand Abécassis, Jésus avant le Christ. Presses de la Renaissance, 2019, 20 €. Et pour mémoire, les entretiens entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy publiés dans Le Nouvel Observateur ont été repris dans un volume, L'Espoir maintenant, éd. Verdier.  

26/05/2020

Littérature et gastronomie

 

L'exemple de Sénèque

   Le confinement a cloué les Français chez eux, ne leur laissant presque pour seule occupation ludique que la cuisine. Nous n'avons pas souffert d'une pénurie de ravitaillement, et nous avions encore la liberté d'aller chez nos fournisseurs habituels faire nos courses. C'était le minimum vital, et beaucoup en ont profité pour approfondir, à leur façon, l'art culinaire. Bref, nous avons pris du poids, et avec le déconfinement est arrivé tout naturellement l'heure de la diète, afin de perdre les kilos superflus que deux mois d'inactivité nous avaient légués.

   Dans une de ses Lettres à Lucilius, Sénèque se moque gentiment de son correspondant à propos de l'importance trop grande qu'il accorde à la nourriture. Au moment de mourir, c'est-à-dire, puisqu'il s'agit de Sénèque, au moment de se suicider, il ne faudra rien regretter, y compris les banquets quotidiens, source sans doute d'un plaisir très vif pour Lucilius. Sénèque a en quelque sorte percé son ami à jour, et lui fait cette ironique leçon de morale : "Avoue-le, écrit Sénèque, ce n'est pas la haute politique, ce ne sont pas les affaires, ce n'est pas l'observation même de la nature qui t'inspirent du regret, te rendent si lent à mourir : tu t'en vas le cœur gros du marché aux vivres, que tu as vidé." Pour apprécier ce trait, il faut lire la note du traducteur qui nous apprend que, dans la bonne société romaine, les gourmets allaient eux-mêmes faire leurs emplettes. En somme, Sénèque insinue que Lucilius aura non seulement "dévalisé", comme on dit, les boutiques pour pouvoir consommer des mets raffinés, tel un illustre gourmand, mais qu'il aura préféré cette passion à la sagesse stoïcienne – et donc au suicide, évoqué par Sénèque dans ces pages. 

 

Ryoko Sekiguchi

   Je ne lis pas souvent des livres sur la gastronomie, mais je suis, dans la vie quotidienne, plutôt comme Lucilius : j'aime manger de bonnes choses. Lorsque, dans un roman, l'auteur évoque la nourriture, je suis toujours intéressé. Aussi, ai-je été récemment tenté par la lecture d'un court essai de l'écrivain japonaise francophone Ryoko Sekiguchi, paru dans la collection "Folio". Le titre ne me disait rien, Nagori, mais le sous-titre, très japonais, était plus explicite : "La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter". On sent tout de suite que l'auteur va nous faire prendre un chemin où littérature et gastronomie seront étroitement liées. 

   Fille d'une cuisinière japonaise, Ryoko Sekiguchi est née à Tokyo en 1970. Lors de ses études, elle est amenée à choisir le français par amour pour l'art culinaire de notre pays. Elle a étudié à la Sorbonne l'histoire de l'art, et la plupart de ses livres ont été directement écrits en français. En février dernier, elle publiait chez Bayard La Terre est une marmite, au titre évocateur. Nagori, quant à lui, date de 2018. Lors de cette première parution, beaucoup de critiques avaient salué la performance, dont le célèbre François Simon, journaliste gastronomique dont on ne voit jamais le visage dans les médias.

   Le mot "nagori" désigne en japonais une saison qui est passée, et dont quelques rares traces demeurent, comme un souvenir évanescent. Ce thème, d'une grande richesse, permet à Ryoko Sekiguchi d'entrelacer diverses considérations sur ce que nous mangeons à telle ou telle période de l'année, mais aussi de filer la métaphore sur la nostalgie et le regret. Se nourrir redevient avec elle une expérience de l'intime, qui ouvre sur des sensations ou des sentiments oubliés, perdus. Comment arrive-t-on à se rapprocher de ce qui s'enfuit ? "Nagori" est la dernière saison, qui ne reviendra plus, du moins le croit-on. 

   Lorsque nous savourons un plat complexe, manger peut être ressenti comme une quête spirituelle, ainsi que le montre l'auteur, par exemple dans cet extrait : "Parfois, c'est l'imagination d'un goût inconnu qui fait le détour par un ingrédient, ou qui initie une aventure odysséenne avec un produit fermenté. Faire se rencontrer une vie et une autre, c'est les promettre toutes deux à une vie nouvelle. Deux vies qui ont connu des temporalités, des âges et des saisons différentes se retrouvent sur un même plan, et deviennent capables de vivre une autre vie, une fois assimilés."

   Le petit livre de Ryoko Sekiguchi est rempli de ce genre de pépite. À lire délicatement et délicieusement...

 

Ryoko Sekiguchi, Nagori, "La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter". Éd. Gallimard, collection "Folio". – Sénèque, Lettres à Lucilius. Lettre n° 77. Éd. Laffont, collection "Bouquins". 

26/04/2020

Le confinement : une expérience intérieure

   L'épidémie de Covid-19 remet en cause notre organisation sociale. Le minuscule virus se transmet d'humain à humain avec une efficacité foudroyante. Dans certaines formes graves, il peut aller jusqu'à tuer, en s'attaquant aux poumons. Au vu de ces conditions épidémiques angoissantes, les gouvernements d'une majorité d'États, sur la planète, ont décidé de confiner leurs populations.

   Le confinement est une expérience limite pour l'individu. Il se retrouve face à lui-même, sans plus aucune possibilité de se tourner vers le monde extérieur pour se divertir. Même ceux qui habitent une grande maison avec un jardin, ou qui ont la chance d'être à la campagne, subissent la pression du confinement. Les médias leur rappellent constamment qu'ils doivent rester chez eux, que dehors le monde s'est arrêté

   J'ouvre mon Pascal, et je tombe au hasard sur la pensée 131, intitulée "Ennui" : "Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir."

   Dans le confinement, nous faisons l'expérience totale de l'absurdité de notre condition humaine, comme si l'on nous avait jetés en prison. Cela me rappelle une phrase de Maurice Blanchot, dans L'Écriture du désastre : "♦ Sans la prison, nous saurions que nous sommes tous déjà en prison." Avec le confinement, nous prenons conscience de la friabilité de la société. Certains souhaitent que le "monde d'après" prenne en compte cette révélation, notamment au plan politique. C'est à espérer, mais cela ne se fera pas sans peine, même si les esprits arrivent en pleine ébullition après l'effondrement.

   Je vous propose aujourd'hui une expérience plus intime. Beaucoup de livres, comme beaucoup de films, traitent d'une épidémie. Certaines de ces "dystopies" sont devenues littéralement prophétiques, on peut désormais s'en assurer. Prenant mon courage à deux mains, je me suis mis à lire L'Aveuglement de l'écrivain portugais José Saramago, prix Nobel 1998 et mort en 2010. Il y fait le tableau apocalyptique d'un monde soudain soumis à la contagion mystérieuse de la cécité. Il montre comment tout se dérègle, comment la sauvagerie remonte à la surface, comment l'homme finalement se détruit et est détruit de manière irrévocable. C'est un récit violent et désespéré qui, dans les conditions actuelles, vous angoissera sans doute davantage, mais vous permettra en contrepartie de prendre du recul. La morale du roman de Saramago n'est pas donnée, mais elle existe : il faut la découvrir.

   C'est en soi-même que tout se passe. Il est nécessaire de faire un plongeon dans son âme pour savoir où l'on en est. Si le Covid-19 ne vous tue pas, si le confinement ne vous a pas conduit au suicide, mais qu'au contraire vous avez voulu survivre et comprendre ce qui se passait (par exemple en lisant le livre de Saramago), alors cette épreuve que vous aurez traversée vous apportera sans doute un peu de sagesse.

   Et si le monde d'après devenait plus sage ?

José Saramago, L'Aveuglement. Éd. du Seuil, 1997. Disponible en poche dans la collection "Points", 7,80 €.   

07/03/2020

Sollers et son double

   Avec ce nouveau livre, Désir, Philippe Sollers ressuscite la figure d'un personnage singulier de l'histoire. Louis-Claude de Saint-Martin, surnommé le Philosophe Inconnu, est né à Ambroise en 1743. Il a vécu une vie d'aventurier de l'esprit, au cœur même de ce XVIIIe siècle qui plaît tant à Sollers. Grande figure de l'Illuminisme, par ses différents ouvrages, qu'on ne lit plus guère, et aussi par son action dans la société de son temps, Saint-Martin visiblement fascine Sollers. Dans Désir, notre romancier médite sur la manière de s'identifier à son illustre devancier, jusqu'à être lui, comme si le Philosophe Inconnu n'était pas mort en 1803, mais avait continué à vivre, tel un de ces immortels privilégiés, véritables "enchanteurs" qui apportent à l'humanité un enseignement spirituel sublime.

   Sollers donne très peu d'indications sur la biographie de Saint-Martin, précisant qu'on "ne sait presque rien sur sa vie". Il est pourtant important, à mes yeux, de tracer le portrait du Philosophe Inconnu, de préciser ce que l'on connaît, pour s'en faire une idée plus exacte. Le Dictionnaire universel d'histoire et de géographie de Bouillet, dans son édition de 1880, va nous y aider. Saint-Martin est issu d'une famille noble. La carrière militaire s'offre donc à lui, et le voilà en garnison à Bordeaux (ce qui n'a pas échappé à Sollers, lui-même d'origine bordelaise) où il se met à lire les auteurs mystiques. Il sera influencé par Martinez Pasqualis et Swedenborg, et invente son propre système sous l'appellation de "Spiritualisme pur". Saint-Martin quitte le service, et s'installe à Paris. Il y propagera, dans les cercles mondains, sa pensée, et sera sans doute initié à la franc-maçonnerie et à ses hauts grades – ce que le Dictionnaire Bouillet ne mentionne pas. Saint-Martin écrira par ailleurs au moins une demi-douzaine de livres, sous anonymat. Citons L'Homme de désir (1780) et Le Nouvel homme (1796). Il a également traduit Boehme. En 1862 paraîtra sa Correspondance inédite. Pour conclure sa notice, le Dictionnaire Bouillet tente brièvement de résumer l'œuvre de Saint-Martin : "Le but constant de Saint-Martin est d'élever l'âme de la contemplation de l'homme et de la nature à leur principe commun, Dieu..." 

   Pour Sollers, s'inspirer de Saint-Martin est une manière de nous parler du monde présent, du moins tel que le romancier le vit. Dans Désir, les époques se télescopent, Sollers fait appel à son immense culture (avec beaucoup de citations, parfois détournées) et à ses propres souvenirs. Il réécrit en fin de compte quelque chose comme ses Mémoires. En tout cas, il prend soin de dire "Je", ce qui n'est pas un mince exploit à une époque qui disloquerait plutôt le sujet. Sollers est du reste coutumier du fait. Il s'est intéressé auparavant à des esprits comme Casanova ou Vivant Denon, et a montré en quoi ils nous parlaient toujours, en quoi ils gardaient une modernité extraordinaire. Avec Saint-Martin, nous sommes sur le même registre : non pas tant celui du libertinage, peut-être ; je verrais plutôt un positionnement rendu proche aujourd'hui des Lumières, fruit de toute une réflexion sur la Révolution. Nous savons en effet que l'Illuminisme a pu être considéré comme un héritage de ces mêmes Lumières. Peut-être que, sous le babillage extravagant et discursif du romancier, perce la Raison hégélienne (Hegel est une référence majeure de Sollers) qui, comme nous l'annoncent certains philosophes, se dénouera finalement avec une reprise et une relecture de Kant. Certains indices m'incitent à en faire le pari, et je considère ce roman de Sollers, malgré ses digressions ludiques, comme une pierre importante de l'édifice qui se re-construit sous nos yeux.

Philippe Sollers, Désir. Éd. Gallimard, 14,50 €.

22/02/2020

Le livre culte de René Daumal

   Je n'avais pas lu ce roman inachevé de René Daumal, qu'on qualifiait volontiers de livre culte, et qui s'intitulait mystérieusement Le Mont Analogue. Une interview dans Le Monde de l'excellent critique William Marx, professeur au Collège de France depuis peu, et dont j'ai regardé en me délectant la récente Leçon inaugurale sur Internet, avait attiré mon attention sur ce livre. William Marx confiait que Le Mont Analogue était son livre de chevet depuis son adolescence. Il en égrenait les qualités intrinsèques, la beauté secrète et toute littéraire. Je me suis décidé à aller l'acheter, il était apparemment disponible chez Gallimard dans la collection "L'Imaginaire", où sont regroupés les plus grands chefs-d'œuvre du fonds. C'est une collection de référence, comme on sait, et que j'aime beaucoup. Thomas Bernhard y côtoie Raymond Queneau, Italo Svevo Maurice Blanchot.

  À la librairie où je me suis rendu, il y eut un moment de flottement. Ils n'avaient pas le roman dans la collection de chez Gallimard, mais chez un autre éditeur, Allia. En compulsant le volume, je me suis aperçu que c'était une publication toute fraîche, qui venait de sortir. Il faudrait peut-être parler ici un peu de ces éditions Allia, et de leur directeur, Gérard Berréby, lui-même écrivain. Sans doute trop occupé, comme le sont les éditeurs parisiens, celui-ci n'a pu me prendre au téléphone quand j'ai essayé de le joindre, afin d'avoir quelques informations fiables. Disons que les éditions Allia, nées au début des années quatre-vingt, ont d'abord repris certains thèmes autour des avant-gardes littéraires et politiques (notamment situationnistes), puis ont élargi leurs centres d'intérêt vers la littérature classique et quelques œuvres contemporaines, rares et difficiles, qui avaient fait cependant leurs preuves. Impossible de se tromper, par ces choix somme toute prudents, qui permirent à Gérard Berréby de constituer en plusieurs années un catalogue qui valait le détour, en direction d'un public cultivé qui ne s'en laissait pas conter par l'édition de l'époque. En plus, les livres d'Allia étaient confectionnés avec soin, comme de beaux objets, faits pour attirer les derniers lettrés d'un monde en perdition où la consommation standard avait tout envahi.

   J'avais en somme le choix entre deux éditions, si je voulais lire Le Mont Analogue. Je pouvais l'acquérir dans cette édition Allia, où le livre de Daumal, poète d'avant-guerre proche du Grand Jeu, trouvait parfaitement sa place. Ou bien, je pouvais en commander un exemplaire de l'édition Gallimard, que j'aurais dans quelques jours. Je tergiversais un peu, la jeune libraire ne sachant pas me dire quelle était la différence entre ces deux éditions. Elle commanda en quelques clics rapides le volume chez Gallimard, mais je lui dis alors que j'avais pris la décision de me porter sur l'édition que j'avais entre les mains, à savoir l'édition Allia. 

   Je lus donc enfin ce roman étonnant, inscrit magnifiquement dans cette tradition de la littérature française datant d'un temps où les avant-gardes régnaient, où les talents étaient légion, où l'art n'était pas un vain mot. Je fis quelques recherches, par curiosité, autour de Daumal et de son livre posthume (Le Mont Analogue ne parut que longtemps après sa mort). J'appris entre autres que le cinéaste franco-chilien Alejandro Jodorowsky s'en inspira pour un film de 1973 (La Montagne sacrée), tourné en partie au Mexique. Ce film, tiré d'un livre culte, est lui-même devenu un film culte.

   Ce qui m'a le plus intéressé, peut-être, c'est d'apprendre que Daumal était passionné par les religions anciennes de l'Inde. Il en connaissait la langue et a traduit des textes sacrés. Il me faisait penser à Raymond Queneau, lecteur assidu de René Guénon. On retrouve bien sûr ces éléments dans Le Mont Analogue, qui est un récit mystique autour d'une région du monde inaccessible et renfermant un trésor spirituel dont nous n'aurons jamais la clef, le roman étant, comme je l'ai dit, inachevé. Daumal utilise beaucoup les symboles, pour faire avancer son action, ce qui renforce encore cette impression de "tradition primordiale". 

   Quelques jours plus tard, je reçus un message de la librairie m'informant que le volume de René Daumal m'attendait à l'accueil. Cette fois, c'était l'édition Gallimard qui m'était proposée, et je n'ai pas hésité. Je voulais comparer avec Allia, et bien m'en a pris. Chez Allia, en effet, le texte du Mont Analogue est présenté de manière minimaliste, sans introduction, sans notes, sans aucune explication. Le lecteur doit se débrouiller tout seul, et je constate d'ailleurs que cela est possible, même si l'on ne possède que cinq chapitres du roman, et que la conclusion manque. On sent vers où nous conduit l'auteur, vers quel voyage indécis, sans réponse. On comprend ce qu'il a voulu nous dire, parce que soi-même on a déjà réfléchi à ces choses, et que son propos est universel. Mais l'édition Gallimard comporte des documents explicatifs supplémentaires, en particulier des notes de Daumal, qui viennent confirmer notre lecture. Le lecteur dérouté en prendra connaissance avec attention. C'est un petit plus, non négligeable, mais qui ne change rien, et ne rend nullement caduque la version Allia.

   Le conseil que je vous donnerais est de posséder les deux éditions, car Le Mont Analogue est un livre qui se relit. Il faut mettre toutes les chances de son côté, pour en comprendre l'âme. William Marx nous indique quelque chose de précieux : ce roman peut accompagner toute une vie. On le lit, on le relit, on y pense. Il est placé là, dans la bibliothèque, ou sur sa table de chevet, à portée de main. On le reprend de temps à autre, et parfois cette méthode est un moyen privilégié de progresser et d'avancer dans son propre cheminement spirituel.

René Daumal, Le Mont Analogue. Roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques. Éd. Allia, 2020, 7,50 €. Éd. Gallimard, coll. "L'Imaginaire", 1981, 8,90 €.

20/01/2020

La rentrée littéraire

   Cette rentrée littéraire de janvier a indiscutablement été marquée par le livre-témoignage de Vanessa Springora (Le Consentement, éd. Grasset, 18 €). Elle y décrit sa relation délétère avec l'écrivain Gabriel Matzneff, quand elle avait quatorze ans. Le portrait qu'elle trace de ce pédophile notoire est implacable. C'est la première fois qu'une "jeune proie" de Gabriel Matzneff, devenue adulte, prend la parole, celle-ci ayant été jusque là réservée à l'écrivain lui-même, qui se complaisait à donner uniquement sa version arrangée des faits. Autant dire que, par cette seule donnée, le livre de Vanessa Springora est un document extraordinaire. Enfin la victime peut exprimer son point de vue, à défaut de porter plainte devant la justice. Et elle le fait avec assez de recul et de maturité pour donner à réfléchir aux lecteurs de Gabriel Matzneff, d'ailleurs rares, qui faisaient leurs délices d'une prose, certes raffinée, compassée, très littéraire (Matzneff était écrivain jusqu'au bout des ongles), mais sans souci éthique. Contrairement à ce qu'il a voulu parfois donner comme impression, l'auteur des Moins de seize ans n'était pas un "sage" à la manière antique, mais un sombre libertin, souvent criminel, qui n'aura eu toujours qu'une seule idée en tête : jouir sans entraves (comme on disait pendant Mai 68) et s'en glorifier follement à travers ses livres. Le récit de Vanessa Springora est riche de notations précises sur l'ogre qui a traversé sa vie et exercé son emprise sur elle ; celle-ci, par exemple : "Ce qu'il aime, c'est l'âge de la puberté, celui auquel il est sans doute resté bloqué lui-même. Il a beau être redoutablement intelligent, son psychisme est celui d'un adolescent..." 

   P.-S. Voici les ouvrages qui attendent sur ma table de travail le moment où je m'occuperai d'eux : 

- Jacques Rigaut, le suicidé magnifique, de Jean-Luc Bitton. Préface d'Annie Le Brun. Éd. Gallimard, 35 €. Une somme de quelque sept cents pages sur un personnage passionnant mais tragique, qui a été le modèle du Feu follet de Drieu la Rochelle.

Le Siècle des révolutions. 1660-1789, d'Edmond Dziembowski. Éd. Perrin, 27 €. Une promenade historique à travers les révolutions (anglaise, américaine et française) qui ouvrirent une ère nouvelle.

Saint-Just. L'archange de la Révolution, d'Antoine Boulaud. Éd. Passés/Composés, 22 €.

   Et puis, pour conclure, une relecture magnifique : Les Deux sources de la morale et de la religion, de Bergson. Édition critique dirigée par Frédéric Worms. Éd. PUF, collection "Quadrige", 15 €. En pleine affaire Matzneff, cette relecture tombe bien, afin de ne plus prétendre que la morale ne sert à rien. Bergson est plus qu'un philosophe, c'est aussi un splendide écrivain. Sa prose se déguste, et enrichit spirituellement le lecteur, le tire vers le haut. On se sent meilleur, après une page ou deux de Bergson.

26/10/2019

Modiano ou l'amnésie de l'être

   Avant la parution de ce nouvel opus de Patrick Modiano, j'avais tenté de combler mes lacunes, en lisant quelques-uns de ses romans que je n'avais pas encore lus. Je dois dire que la tâche fut agréable, et même étonnante : je ne sais si cela est dû à mon âge, mais j'ai éprouvé comme une forme d'addiction à cet univers si particulier. Une écriture simple, allusive, est là au service d'une profondeur incommensurable pour décrire certains rapports humains, en particulier dans la dimension du souvenir et de la mémoire. Une part de son passé échappe au héros de Modiano, si bien qu'il doit se faire enquêteur pour pallier cette amnésie. Rue des Boutiques Obscures, prix Goncourt en 1978, est emblématique de cette œuvre, où le personnage principal était un détective privé. Depuis, Modiano a raffiné sa méthode. On dit souvent qu'il écrit toujours le même roman ; je ne crois pas. Ses thèmes demeurent, certes, mais il les raffine, les peaufine. C'est pourquoi je recommande très fortement de lire Encre sympathique, qui vient de paraître. Un homme essaie vainement, depuis plusieurs décennies, de résoudre le mystère de la disparition d'une jeune femme, Noëlle Lefebvre. Il s'agit de quelqu'un qui a priori lui est étranger, et pourtant il sent que c'est une partie de son passé qui se joue là : "je me faisais l'effet d'un amnésique", se dit-il. Et plus loin, encore : "je finissais par croire que j'étais à la recherche d'un chaînon manquant de ma vie". Tout à la quête de cette femme disparue, il croit "entendre une voix qui vous appelle de très loin". C'est cela qui est bouleversant dans cette histoire, la reconnaissance de l'autre comme part essentielle de sa propre vie. Modiano, en quelque cent quarante pages, arrive à nous faire pressentir ce sentiment ambigu, enfoui, secret, cette nécessité de lutter contre l'oubli de soi-même. Paradoxe ultime d'Encre sympathique, c'est à Rome, "ville de l'oubli", que le mystère va se révéler au lecteur attentif, qui gardera de ce morceau extraordinaire de littérature une impression durable et captivante.

Patrick Modiano, Encre sympathique. Éd. Gallimard, 16 €.

26/09/2019

Description d'un blanc

   En ce mois de septembre, pour l'amoureux des livres, la période est faste. Une pluie de nouveautés vient abreuver sa passion de la littérature. Impossible de tout lire, dans le temps qui nous est imparti. Il faut se laisser diriger par ses inclinations, et par le hasard que rien n'abolira. Également par les suppléments littéraires des journaux qui, tant bien que mal, tentent de proposer un vaste panorama. Les critiques ont beaucoup parlé par exemple de Soif (Albin Michel), d'Amélie Nothomb, roman plutôt "gonflé" dans lequel l'auteur fait parler le Christ lors de sa Passion. Le danger était de sombrer dans l'hérésie, ce qui n'a pas fait peur à Mlle Nothomb. Cela m'a rappelé que j'avais lu avant les vacances l'excellent livre d'un vrai théologien sur le même thème : Vie et destin de Jésus de Nazareth de Daniel Marguerat (au Seuil). Ce travail tout à fait passionnant, qui prend en compte les dernières découvertes sur la question, rétablira, je pense, un peu d'objectivité au milieu de tant de controverses millénaires. Je me suis senti attiré par ailleurs, toujours chez Albin Michel, par Le Guérisseur des Lumières, de Frédéric Gros, histoire romancée du magnétiseur du XVIIIe siècle Mesmer. Étonnant personnage dans une étonnante époque, héros singulier d'un monde étincelant, Mesmer mérite cet intérêt renouvelé pour avoir su réenchanter la vie, comme d'autres en ce siècle auquel le nôtre doit tant (à mon avis). Je voudrais signaler, pour conclure ce bref survol, le remarquable essai sur le Japon de Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, dans la collection Folio à deux euros. C'est un ouvrage particulièrement exquis, qui ravira les lecteurs, dans lequel celle qui fut une excellente traductrice de Murakami en français se remémore sa propre histoire parmi les livres de sa vie et les brumes de ses paysages intimes. Cette manière de magnifier, à travers l'humidité, la littérature mondiale et, surtout, japonaise, m'a transporté. 

   Je voudrais m'arrêter un peu plus longuement sur le roman de Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, paru aux éditions de Minuit. Après une suite de romans, ces dernières années, autour d'une figure féminine obsédante, nommée Marie, Toussaint repart, pour ainsi dire, à zéro. Il nous avait habitués, ce faisant, à des fictions romanesques confortables, écrites dans une belle langue presque "flaubertienne". Le voilà qui aujourd'hui se remet à prendre des risques, et renoue avec son inspiration originelle, faite de souffrance non dite et de nihilisme sans réponse. Nous n'avons certes plus affaire au jeune homme désœuvré de La Salle de bain. Les temps ont changé, sans doute. Désormais, le personnage principal, Jean Detrez, est un expert européen travaillant à Bruxelles. Spécialiste de prospective (discipline que nous décrit en détail Toussaint), il va être confronté à une cybercriminalité endémique, qui le mènera jusqu'en Chine, puis au Japon – deux lieux géographiques que Toussaint affectionne particulièrement. Dans cette quête de la vérité, il y a certes du suspens, mais, au final, ce qui importe au romancier, c'est de nous décrire le malaise existentiel de son personnage, quasiment son "effondrement" (pour reprendre un terme de Thomas Bernhard). Il suffit qu'on lui vole, devant ses yeux, son ordinateur (superbe scène, soit dit en passant), pour qu'une sorte de "blanc" s'instaure durablement dans son esprit, comme si en même temps on lui avait dérobé son âme, son disque dur biologique. Toussaint décrit ainsi un Jean Detrez incapable de prendre la parole devant une petite assemblée : "Il y eut un moment d'hésitation, puis un blanc, je ne parvenais pas à enchaîner. Je sombrais, je me noyais. J'étais debout en face du micro, et, le regard égaré, je ne parvenais pas à penser à autre chose qu'à l'ordinateur qu'on m'avait volé." C'est cette longue agonie d'un "cycle de désastres" personnels que nous narre dès lors Toussaint. Métaphore d'une Europe en perdition ? La figure du père, qui occupe cette partie du roman, semble le suggérer, lorsque Toussaint évoque par exemple de la manière suivante le vieil homme à l'article de la mort : "comme si l'Europe humaniste dont il avait porté haut l'idéal toute sa vie était en train de sombrer sous ses yeux". Revenu à Bruxelles, après son périple calamiteux, il ne restera plus à Jean Detrez qu'à aller se recueillir sur la dépouille paternelle ; il ressent de l'émotion, mais comme si ce n'était pas de lui-même qu'il s'agissait. Un sentiment étrange de schizophrénie l'atteint désormais. Quand l'heure des comptes arrive, l'ambiance n'est plus à la fête. C'est, me semble-t-il, une des leçons de ce très beau roman, qui laisse le lecteur sur une interrogation essentielle.

Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB. Éd. de Minuit, 17 €.  

27/08/2019

Mexique/Roman

   L'Amérique du Sud est un vivier artistique assez remarquable et très créatif, que ce soit pour le cinéma ou la littérature, et sans doute pour beaucoup d'autres disciplines également. Cet été, je suis par exemple allé au cinéma voir le magnifique film de l'Argentin Benjamin Naishtat, Rojo. Cela faisait longtemps que je n'avais été autant fasciné. Pour cette rentrée littéraire, j'ai décidé de m'intéresser à une œuvre de ces pays-là. Je savais que les éditions Métailié en publient beaucoup ; depuis 1979, date de leur création, c'est un peu leur spécialité, même si elles proposent par ailleurs des romans d'autres pays ou des ouvrages de sciences humaines. En regardant sur leur site ce qu'elles sortent pour cette rentrée, j'ai eu mon attention attirée par une notice de présentation assez intrigante à propos du livre d'un certain Daniel Saldaña Paris (né à Mexico en 1984), intitulé Parmi d'étranges victimes.

   Je dois dire que ce fut une bien belle lecture. Le personnage principal, le jeune Rodrigo, travaille dans un musée où il s'occupe de la communication. Il mène une vie parfaitement "pré-bureaucratique", comme il le dit, sans définir réellement ce qu'il entend par là. Mais nous le suivons avec une grande précision dans les événements très restreints de son quotidien, principalement l'observation d'une poule dans le terrain vague qui jouxte son immeuble. Cette poule prend une immense importance pour Rodrigo, jusqu'à la folie. Puis, à la suite d'une plaisanterie dont il est la victime, il est contraint de se marier à une femme "postmoderne" sans intérêt. Cette union ne troublera presque pas sa léthargie, et sera l'occasion pour lui de réfléchir sur ses rapports avec autrui : "Communiquer, admet-il, consiste précisément à éluder la sincérité pour parvenir à des accords." Son lien avec la communauté reste improbable. Une sorte d'attente métaphysique l'envahit complètement, et il pourrait tout doucement sombrer dans la schizophrénie, peut-être le suicide, s'il ne décidait finalement de partir pour une bourgade lointaine, où vit sa mère. Il y rencontrera l'amant de celle-ci, un universitaire en année sabbatique, ainsi qu'un gourou californien qui se révélera avoir une grande importance à la fois directe et indirecte dans la suite des événements. La deuxième partie du roman, après quelques développements sur un auteur fictif qui ressemble beaucoup à Arthur Cravan, fait preuve d'une grande inventivité et ne déçoit pas le lecteur. Daniel Saldaña Paris n'a pas son pareil pour nous décrire le monde sauvage du Mexique profond, et ses rituels plus ou moins traditionnels à base d'alcool et d'hypnose. Sera-ce là-bas la rédemption pour Rodrigo, voire la rencontre de l'amour ?

   Le roman de Daniel Saldaña Paris présente la logique d'un axiome mathématique. Nous connaissons déjà, dans la littérature, ce type de personnage qui, proche du nihilisme, sombre dans l'ennui et l'apathie. L'auteur sait évoquer cette précarité humaine, cette solitude individuelle avec componction, et beaucoup d'humour. Il est même quelquefois sur le point de se perdre volontairement dans l'abjection. Mais il ne s'arrête pas là, quelque chose le retient, comme une forme d'espoir qu'il faut aller chercher au fond de soi-même, pour se réconcilier peut-être avec le monde. Cette expérience a souvent été tentée en vain. Elle débouchait systématiquement sur l'échec. Ici, c'est un peu comme si, enfin, elle aboutissait. Le titre du roman est emprunté à un poème d'Arthur Cravan. Sans doute est-ce plus qu'un signe. La référence à un poète de cette génération est décisive, comme si l'avant-garde continuait, aujourd'hui, et offrait une réponse claire. Parmi d'étranges victimes est un roman superbement dirigé vers ce genre de solution radicale, comme si l'homme, de fait, n'avait qu'un seul choix : celui d'accéder véritablement à lui-même pour essayer tout simplement de vivre. 

Daniel Saldaña Paris, Parmi d'étranges victimes. Traduit de l'espagnol (Mexique) par Anne Proenza. Éd. Métailié, 20 €.

22/06/2019

Romain Gary, la fin de l'impossible

   De son vivant, Romain Gary n'était pas très apprécié de la critique littéraire. Depuis, elle a plus ou moins fait son mea culpa. Le succès auprès des lecteurs ne s'est jamais démenti. Aujourd'hui, c'est dans la prestigieuse collection de la Pléiade qu'on réédite une sélection de ses romans et récits, en deux forts volumes. L'occasion de lire ou relire des œuvres qui, à mon sens, n'ont pas pris une ride, et de se poser certaines questions sur Romain Gary et ses doubles secrets, tel Émile Ajar (ici très bien représenté avec trois titres). Les notices et les nombreuses notes de cette édition apportent beaucoup d'éléments probants. Romain Gary était un mystère aussi pour lui-même, et il sera toujours difficile de comprendre pourquoi il s'est suicidé le 2 décembre 1980 à son domicile parisien de la rue du Bac. Il a laissé une dernière lettre qui n'expliquait pas vraiment son geste, indiquant seulement que "la nuit sera calme" (titre d'un de ses livres).

   L'œuvre de Gary, quatre décennies après sa disparition, reprend des couleurs comme jamais. Par exemple, je me suis plongé à nouveau dans les romans signés Ajar. Cette relecture m'a fait prendre conscience définitivement de leur dimension littéraire et humaine. Il est difficile d'achever les dernières pages de La Vie devant soi sans verser quelques larmes. La dextérité du style d'Ajar est extraordinaire. C'est une prose admirable, qui se déguste avec délectation. Romain Gary a sans aucun doute marqué la langue française et le roman contemporain de manière déterminante. La création, non seulement des œuvres d'Ajar, mais aussi celle du personnage même de cet auteur fictif (interprété dans la vie réelle par Paul Pavlowitch), furent de grands prodiges dans l'art du roman et son histoire.

   Quant aux livres sous son vrai nom, ils nous passionnent également par les thèmes universels qu'ils traitent. La fraternité, l'amour, bien sûr, sont au premier plan, mais aussi, par exemple, et on ne s'y attendrait pas, la féminité. J'apprécie tout aussi bien dans sa pensée la prédominance du concept de "faiblesse", revendiquée comme une constante de la nature humaine. C'est selon moi le petit côté "taoïste" de Gary, qui ne méconnaît pas, par ailleurs, sans être pour autant croyant, une certaine fascination pour le Christ. Dans Les Racines du ciel (prix Goncourt 1956), il est le premier à parler de l'écologie. Je n'avais pas lu ce long roman africain, sur la préservation des éléphants. Là encore, Gary est un précurseur, il avait tout compris avant les autres. "Car il s'agit bien de ça, écrit Gary dans Les Racines du ciel, il faut lutter contre cette dégradation de la dernière authenticité de la terre et de l'idée que l'homme se fait des lieux où il vit. Est-ce que nous ne sommes vraiment pas capables de respecter la nature, la liberté vivante, sans aucun rendement, sans utilité, sans autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps ? La liberté elle-même serait alors anachronique."

   Romain Gary fut un esprit en quête d'idéal, bien à l'écart des modes de son temps (il était le seul écrivain gaulliste à Saint-Germain-des-Prés). C'est pourquoi il me semble que c'est un auteur pour notre temps présent. Son humanisme n'était pourtant pas béat. Hanté par la Shoah, il savait que le métier de vivre allait être très difficile, très sombre. Dans ses romans, il en illustre toutes les facettes. La "fin de l'impossible" est une expression qu'on rencontre sous la plume d'Ajar, dans Gros-Câlin. Je crois que, plus généralement, et malgré tout, elle résume bien la grandeur de ce personnage baroque que fut Gary, haut en couleur, entier, et qui a su, avec génie, toucher le cœur de ses lecteurs.

Romain Gary, Romans et récits. Deux volumes. Publié sous la direction de Mireille Sacotte. Éd. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade". Les deux volumes sous coffret, 129 €. À signaler dans la même collection, Album Romain Gary par Maxime Decout (offert pour l'achat de trois volumes de la Pléiade).  

09/05/2019

Deux conseils de lecture

   1° Thierry Laget, Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire. Éd. Gallimard, 19,50 €. Le mercredi 10 décembre 1919, Marcel Proust reçoit le prix Goncourt pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Dans cet essai d'histoire littéraire, Thierry Laget nous conte par le menu cet événement qui eut son importance dans la vie de Proust. Il est deux heures de l'après-midi à peu près, et l'auteur d'À la recherche du temps perdu dort encore. Sa gouvernante Céleste décide de le réveiller. "Monsieur, lui dit-elle, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer, qui va sûrement vous faire plaisir... Vous avez le prix Goncourt !" Thierry Laget reproduit la réaction très courte de Proust : "Ah !" Et il commente : "Le laconisme de Proust trahit son émotion ; lui, d'habitude si éloquent, ne parvient à articuler à cet instant-là que la phrase la plus brève de sa vie." Thierry Laget est un spécialiste réputé de Proust. Il avait déjà travaillé sur ce thème du Goncourt de Proust pour sa thèse. Il y revient aujourd'hui, en un livre délicieux, écrit avec finesse, et qui fera rentrer le lecteur au plus près de l'univers proustien. Un régal pour les amateurs.

   2° Aragon, La Grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons. Éd. Gallimard, coll. "Poésie/Gallimard". La Grande Gaîté est un recueil de poèmes d'Aragon, publié chez Gallimard en 1929. La tonalité de ces textes est dépressive, comme le confirme dans sa préface Marie-Thérèse Eychart. Nous sommes peu avant la rencontre avec Elsa. Aragon vit avec Nancy Cunard, entre Paris et Venise. Leur relation tient plutôt de l'enfer, et Aragon fait une tentative de suicide. Les poèmes de La Grande Gaîté reflètent cet état d'esprit sinistre. Aragon s'en est expliqué plus tard, en 1973, dans ce parfait petit texte en prose intitulé Tout ne finit pas par des chansons. Cet opuscule poétique d'Aragon revêt donc une importance cruciale, pour ceux qui s'intéressent à son cheminement créatif. Jamais Aragon ne reviendra à des œuvres aussi désespérées, concises dans leur amertume, violentes dans leur désenchantement. La beauté formelle, elle, était toujours là, sous le soleil noir de la mélancolie.

14/04/2019

Jean d'Ormesson, homme des Lumières

   Jean d'Ormesson est mort le 5 décembre 2017, laissant derrière lui une aura de légèreté et de bonheur dont ses admirateurs et ses amis faisaient leur miel. Il n'y a pas à proprement parler de mystère autour de la personne et de l'œuvre de Jean d'Ormesson, personnage hypercélèbre. Mais le connaissait-on vraiment ? Dans le Dictionnaire amoureux qu'il lui consacre aujourd'hui, son ami Jean-Marie Rouart trace de lui un portrait passionnant, mettant en avant la longue familiarité qu'il a entretenue avec l'auteur du Juif errant. La figure complexe de Jean d'Ormesson apparaît sous la plume de Rouart avec une assez grande précision. Et Rouart de poser la question, en tentant d'y répondre : pourquoi avait-il tant de succès ?

   La lecture de ce Dictionnaire amoureux nous convainc bien d'une chose : Jean d'Ormesson mettait la littérature plus haut que tout. C'est ce qu'il voulait réussir avant toute chose. Jean-Marie Rouart l'exprimait de la manière suivante, dans le texte, reproduit ici, qu'il écrivit pour Paris Match à la mort de son ami : "La littérature était son pays ; elle était sa religion ; elle était sa passion. Il n'a jamais vécu que pour elle, par elle. Il la vivait, la respirait en tout." La vie de Jean d'Ormesson s'est déroulée dans cette proximité avec les livres, et Rouart nous dit d'ailleurs que c'est ce qui avait noué son amitié avec lui. Les amitiés littéraires jouent un grand rôle, dans ce Dictionnaire amoureux, que traversent aussi bien Paul Morand que Kléber Haedens, et tant d'autres.

   C'est l'occasion aussi pour Jean-Marie Rouart de s'intéresser aux goûts littéraires de Jean d'Ormesson, et à sa conception de la littérature en tant qu'écrivain. Cette question est, me semble-t-il, particulièrement intéressante, et traverse en tout cas de nombreux articles de ce Dictionnaire. Jean-Marie Rouart le note : "Jean d'O s'est toujours plus intéressé aux tentatives novatrices en matière romanesque qu'à ceux qui continuaient à écrire dans une veine relativement classique." Il n'aimait pas du tout Zola, par exemple, et lui préférait des auteurs comme Perec ou Borges. On sait qu'il appréciait beaucoup Aragon. Dans le style qu'il utilise lui-même, Jean d'Ormesson "évite la solennité romantique", pourtant typique de son cher Chateaubriand. 

   Au fil de son œuvre, Jean d'Ormesson a fait preuve d'un élan postmoderne indiscutable. Cette "déconstruction" du roman peut aussi faire penser à celle d'un Philippe Sollers. Leur pensée s'incarne dans une référence au XVIIIe siècle, comme le voit bien Jean-Marie Rouart : "littérairement, Jean restait marqué par le rationalisme des Lumières, alors que je baignais dans le romantisme du XIXe siècle". Les romans de Jean d'Ormesson expriment une profonde nostalgie du "je" littéraire, devenu difficile à saisir dans un monde toujours plus trouble et confus. Ils manifestent, face à la destruction du sujet, face à la mort de l'homme, une résistance joyeuse, mais peut-être vouée à l'échec. Jean d'Ormesson, adepte de la douceur de vivre, fut cet habitant paradoxal de notre époque, qu'il a aimée, sans cependant vouloir en éprouver les malheurs. Jean-Marie Rouart a bien perçu cette singularité, qu'il résume ainsi, et qui fait peut-être de Jean d'Ormesson un "écrivain pour écrivains" : "À la manière des philosophes du XVIIIe siècle illustrant dans leurs essais ou leurs romans les arguments de Locke, de Leibniz ou de Newton, il tricote ses romans sur des thèmes qui appartiennent à la philosophie."

   Cette réhabilitation des Lumières est aussi celle d'un temps où la littérature régnait avec le concours de la langue française. Jean d'Ormesson a su nous en faire goûter le lointain éclat, redevenu vivant et peut-être source d'inspiration pour nous qui, dans l'usure du siècle, nous en sommes trop éloignés.

Jean-Marie Rouart, Dictionnaire amoureux de Jean d'Ormesson. Éd. Plon, 25 €.  

24/03/2019

Bernanos, prophète des temps présents

   C'est un très beau volume des "essais, pamphlets, articles et témoignages" écrits par Bernanos (1888-1948) que viennent de publier les éditions Laffont dans leur toujours remarquable collection "Bouquins". En un peu plus de 1300 pages, on a là un recueil qui regroupe l'essentiel des œuvres non romanesques de l'auteur de Monsieur Ouine. Elles sont présentées brièvement par Romain Debluë, qui n'empiète pas sur la pensée de l'auteur, mais l'éclaire par quelques indications, quelques repères bienvenus. Aussi bien, des textes comme Les Grands cimetières sous la lune, ou La France contre les robots, et quelques autres, sont devenus de grands classiques. La pensée de Bernanos nourrit l'homme contemporain, qui ne sait plus à quel saint se vouer. Si les hommes entendent vivre d'une vie bonne, en tenant compte d'une éthique, il leur faut réfléchir à un moment ou à un autre à la politique et au sens de l'histoire. C'est ce à quoi nous aide un grand catholique comme Bernanos, qui eut comme souci constant l'appréhension vraie de la liberté humaine.

   Dans Les Grands cimetières sous la lune, par exemple, Bernanos dénonce le scandale dans l'Église d'Espagne, coupable à ses yeux (comme aux nôtres) d'avoir légitimé les crimes des franquistes. Comment faire la distinction entre une institution divine, l'Église, et les hommes qui la composent et l'ont trahie ? Bernanos nous répond alors par cette simple phrase : "Le Christianisme réside essentiellement dans le Christ." Dans Jeanne, relapse et sainte, Bernanos ira encore plus loin dans son "anticléricalisme". Nous pouvons puiser aujourd'hui encore dans un tel débat, posé de manière si claire par Bernanos, lorsqu'il s'agit de juger du scandale de la pédophilie dans l'Église, et d'avancer des arguments dans tel ou tel sens.

   De même, pour observer l'inextricable évolution sociale de l'humanité, à l'échelle mondiale, relire La France contre les robots serait bien utile. Bernanos voit le mal dans l'asservissement technique de l'homme, qui préfigure sa disparition. Dans cet essai extraordinaire, Bernanos a prophétisé l'impasse économico-libérale dans laquelle nous nous trouvons désormais. Il nous répète que la liberté est un bien inaliénable, dont nous sommes cependant dépossédés. 

   Le mouvement actuel des "gilets jaunes" aurait sans doute intéressé Bernanos, j'en suis convaincu. J'ai assisté récemment, à l'occasion d'une projection-débat à partir du film de François Ruffin J'veux du soleil !, à une discussion avec des "gilets jaunes". Leurs différentes interventions se sont succédé dans un certain désordre (à l'image même de ce mouvement disparate), mais avec un esprit d'ensemble qui, au bout du compte, revendiquait la fraternité humaine dans les relations sociales, et même, dirais-je, l'amour entre les hommes. Bernanos aurait probablement été d'accord avec cette grande aspiration morale qui s'exprime ainsi à travers une révolte ; il pensait d'ailleurs qu'elle demeurerait toujours l'une des vocations de la France.

   La pensée de Bernanos n'était cependant pas des plus optimistes. Il estimait que la mort spirituelle de l'être humain allait étendre son règne, mais qu'il fallait lui résister, pour sauver son âme. Relisons ce passage tiré des Grands cimetières sous la lune :

   "Nous mourrons revêtus de notre peau, de notre vraie peau, et non pas de vos défroques sinistres. Nous pourrirons tranquillement dans notre peau, la nôtre, sous la terre – notre terre – la terre que vos saletés de chimistes n'ont pas encore eu le temps de sophistiquer – pourvu, il est vrai, que les services d'hygiène ne nous aient pas préalablement arrosés d'essence et transformés en noir animal ou en goudron."

Georges Bernanos, Scandale de la vérité. Essais, pamphlets, articles et témoignages. Édition établie, présentée et préfacée par Romain Debluë. Éd. Robert Laffont, coll. "Bouquins". 32 €.  

28/02/2019

L'affectivité au risque de la sincérité

   Dans son essai sur Yukio Mishima (Mishima ou La vision du vide, éd. Gallimard, 1981), Marguerite Yourcenar avait beaucoup insisté sur la cérémonie du seppuku traditionnel, par lequel l'écrivain s'était suicidé de manière si spectaculaire. Elle relativisait un peu trop, par ailleurs, la valeur de l'œuvre romanesque, comme mise sous le boisseau. Depuis lors, il a fallu réévaluer ce jugement critique. Les livres de Mishima étaient ceux d'un très grand auteur japonais : ils avaient au début pâti de l'impact médiatique de son suicide, mais trouvaient avec le temps leur véritable place dans la littérature universelle. 

   Les romans de Mishima ont été traduits assez tôt, par les éditions Gallimard, non du reste directement du japonais, mais de leur version anglaise. L'éditeur semble aujourd'hui vouloir réparer cette anomalie, en proposant une "nouvelle traduction" de Confessions d'un masque, c'est-à-dire une traduction du texte japonais. Là aussi, une réévaluation était nécessaire, et on peut se féliciter du geste, qui marque un besoin profond d'authenticité littéraire.

   Confessions d'un masque est le premier roman autobiographique de Mishima. Il y ausculte, avec une rigueur qui n'en efface pas la poésie, sa jeunesse et son adolescence. Mishima s'y décrit très tôt pris dans les affres d'une homosexualité naissante, qu'il ne s'avoue pas vraiment. Il tombe amoureux d'un camarade de classe, puis, plus tard, d'une jeune fille, qu'il n'épousera pas. Ces deux histoires forment la trame romanesque du livre. Mishima n'hésite pas, dans cet effort de sincérité absolue, à tracer un portait ambigu et maladif de lui-même, un malaise permanent qui découle de son obsession sexuelle. Il va plus loin que Stendhal dans Armance en se livrant à "une étude du sadisme et de la perversion". Confessions d'un masque a pour vertu essentielle de froisser le cœur humain (comme disait Nietzsche du même Stendhal), mais en contrepartie de permettre, par ce suprême mouvement, la rédemption de celui qui écrit.

   António Lobo Antunes, dans le roman qui vient de paraître et qui s'intitule Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau, semble pour sa part voué à la malédiction de la guerre que son pays, le Portugal, livra en Angola, et à laquelle lui-même participa. Ce qui frappe ici, c'est la forme éclatée de la narration. On songe à Faulkner, à Claude Simon. Les différentes voix des protagonistes se succèdent en des monologues implacables, jusqu'au dénouement tragique annoncé dès les premières pages. Ce livre difficile est un choc littéraire, dont l'écriture immédiate happe le lecteur avec une grande violence expressive. Lobo Antunes va bientôt entrer dans la Pléiade. Ce sera l'occasion peut-être de le relire, lui qui a su si bien exprimer le gouffre intrinsèque de notre monde contemporain.

Yukio Mishima, Confessions d'un masque. Traduit du japonais par Dominique Palmé. Éd. Gallimard, 20 €. António Lobo Antunes, Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus douces que l'eau. Traduit du portugais par Dominique Nédellec. Éd. Christian Bourgois, 23 €.    

19/01/2019

Michel Houellebecq ou le grand style du nihilisme

   La critique a mal reçu ce nouveau roman, Sérotonine, de Michel Houellebecq. Elle a prédit que ce serait, comme toujours, un grand succès, mais pour de mauvaises raisons. Jamais on n'aura annoncé avec tant de fracas un nouvel événement littéraire, pour le relativiser, le neutraliser, et essayer de faire admettre qu'il n'en valait pas la peine. Notre époque s'est-elle reconnue, dans cette longue dérive d'un narrateur qui est atteint du mal du siècle, la dépression ? Est-ce la raison pour laquelle, finalement, les lecteurs, se sentant concernés, sinon visés, se sont rués sur ce livre comme s'il en allait du sens même de leur vie ?

   Comme souvent, chez Houellebecq, il y a plusieurs niveaux de lecture. D'abord une narration, écrite dans un style parfaitement classique, qui serait presque neutre sans une dose d'humour et d'ironie pouvant aller jusqu'au cynisme. On apprécie cette prose pleine d'esprit, car avec Houellebecq on s'ennuie rarement. Un second élément vient néanmoins perturber cette trop belle disposition littéraire : Houellebecq est un moraliste pessimiste, dans la lignée des La Rochefoucauld ou Schopenhauer. Sérotonine est un roman d'une grande noirceur, et rien ne résiste à son entreprise de détestation.

   Houellebecq mêle ces éléments disparates avec une grande virtuosité. C'est comme si lui seul avait à sa disposition le tour de main lui permettant de composer, à partir de ce chaos, un ensemble cohérent et, pour tout dire, réellement artistique. L'histoire banale de Florent-Claude, qui se laisse peu à peu sombrer dans une apathie maladive et suicidaire, est un révélateur suprême de cette société dans laquelle il a essayé de vivre, de travailler et d'aimer. Sa vie est un échec. Et pourtant, au début, tout avait bien commencé. Il y avait même mis de la bonne volonté et tenté d'utiliser ses propres qualités de survie.

   Le romancier, et c'est ce qu'on a trop rarement ou insuffisamment vu, place, en perspective de ce destin arrêté, le nihilisme du monde contemporain. La société ultra-libérale qui est la nôtre aujourd'hui attise à petit feu cette non-vie faite de détresse et de solitude (Houellebecq décrit admirablement la solitude de son personnage). Je lisais récemment, parallèlement à Sérotonine, le bref essai de l'essayiste anglais Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste. Dans son analyse du "capitalisme tardif", Mark Fisher en soulignait, après Deleuze et Guattari, les conséquences sur la santé psychique de l'individu. Pourquoi la dépression est-elle aussi répandue de nos jours ? Mark Fisher (qui était lui-même atteint de dépression et qui s'est suicidé en 2017) écrivait : "Le fléau de la maladie mentale des sociétés capitalistes semblerait montrer que, loin d'être le seul système social qui fonctionne, le capitalisme est intrinsèquement dysfonctionnel, et que le prix à payer pour son apparence de fonctionnement est très élevé." Sérotonine de Houellebecq est une longue et rigoureuse démonstration de ce propos.

   Les dernières pages du roman sont particulièrement émouvantes. Le piège nihiliste se referme autour du narrateur en un suicide organisé, prévu de longue date. On assiste à une sorte de mutation de la vie humaine, grâce au psychotrope dont se nourrit, pour tenir, le pauvre Florent-Claude :

   "Il ne crée, ni ne transforme ; il interprète. Ce qui était définitif, il le rend passager ; ce qui était inéluctable, il le rend contingent. Il fournit une nouvelle interprétation de la vie – moins riche, plus artificielle, et empreinte d'une certaine rigidité. Il ne donne aucune forme de bonheur, ni même de réel soulagement, son action est d'un autre ordre : transformant la vie en une succession de formalités, il permet de donner le change. Partant, il aide les hommes à vivre, ou du moins à ne pas mourir – durant un certain temps."

   Ce très beau passage n'est pas de Maurice Blanchot ; il est de Michel Houellebecq lui-même, à la page 346 de Sérotonine.

Michel Houellebecq, Sérotonine. Éd. Flammarion, 22 €. Le livre de Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste, est paru en 2018 aux éditions Entremonde (10 €).   

28/08/2018

Pierre Guyotat l'insoumis

   On attend toujours avec une extrême curiosité littéraire un nouvel ouvrage de Pierre Guyotat. Depuis son Tombeau pour cinq cent mille soldats, en 1967, l'écrivain trace une route singulière, baroque, que même la censure de Éden, éden, éden en 1970 ne viendra aucunement interrompre, comme si, chez ce prophète des temps nouveaux, la nécessité guidait l'inspiration intransigeante. Idiotie, qui paraît en cette rentrée, appartient à son travail plus proprement autobiographique, et fait suite à des volumes comme Formation, ou encore ComaComa qui, rappelons-le, avait été présenté en une lecture publique inoubliable par le metteur en scène Patrice Chéreau. Idiotie, qui arrive aujourd'hui, couvre une période capitale de la vie de Guyotat, avec notamment son incorporation en tant que simple soldat pendant la guerre d'Algérie. Dans un style extraordinaire, comme venu de la nuit des temps, qui s'invente au fur et à mesure, comme pour recréer au présent la violence originelle, Guyotat nous décrit l'agonie de cette jeunesse, la sienne, qui le marquera pour le reste de ses jours, et qui, point tout spécialement intéressant pour nous, lecteurs, marquera aussi son œuvre à venir. Dans Idiotie, Guyotat fait en effet éclater le cadre de l'autobiographie ; par l'intermédiaire de la scène militaire algérienne, il a déjà un pied dans ce qui sera le théâtre de sa "fiction". L'écriture de Guyotat, c'est ce qui apparaît ici, serait donc née en Algérie, creuset de ses thématiques les plus obsessionnelles et les plus intimes. C'est dans ce désert, où il reviendra souvent après les événements, qu'il sera confronté à ce monde à la fois sordide et burlesque qui n'en finira pas de peupler sa littérature (voir par exemple, récemment, Joyeux animaux de la misère). Dans toute autobiographie, selon moi, doit se tenir l'homme qui se raconte, craignant de se noyer, frêle sujet face au déchaînement des éléments. Guyotat, héritier de Bataille et d'Artaud, a l'art de nous communiquer cette faiblesse impondérable qui, du coup, pourrait être une explication de tout son travail d'écrivain : "pour moi, écrit Guyotat, se remémorant cette longue noyade, il y a un compte à régler, je suis vu comme un complice intérieur, mental, de la Rébellion, de la subversion, de ses massacres, de sa victoire, du déshonneur de l'Armée, de la perte de l'Empire. Rester tendu en prévision du pire, ainsi vivé-je depuis l'enfance." 

Pierre Guyotat, Idiotie. Éd. Grasset, coll. "Figures".     

26/06/2018

Nécessité de Kierkegaard

   L'entrée de Kierkegaard (1813-1855) dans la collection de la Pléiade est un événement fort de la vie intellectuelle. Il en est ainsi, d'abord parce qu'il s'agit de traductions nouvelles, pour un choix d'œuvres qui couvrent toute la vie du philosophe. Ensuite, parce que, comme souvent dans la Pléiade, l'édition est excellente (préface, notices et notes) ; on la doit à un grand spécialiste de la littérature scandinave, Régis Boyer, qui y a travaillé jusqu'à sa mort. Il est faux de dire par exemple que les lecteurs ne lisent, dans une Pléiade, que la préface, et que son seul intérêt serait bibliophilique. Une Pléiade comme celle-ci se déguste au contraire in extenso, et pour avoir les deux volumes de Kierkegaard entre les mains, je peux assurer que le jeu en vaut la chandelle. S'il faut partir cet été avec deux livres en vacances, ce seront ceux-ci.

   On connaît grosso modo la pensée de Kierkegaard, son existence dans le petit Danemark, sa silhouette de dandy, et surtout son influence considérable sur la littérature et la philosophie du XXe siècle. Le père de l'existentialisme sartrien, c'est lui, sans parler de tout ce qu'ont pu y puiser un Heidegger, un Wittgenstein, et, bien sûr, un Kafka. "Car Kierkegaard ne cesse de provoquer et d'inspirer, prévient Régis Boyer. La diffusion de cette œuvre dans le monde est impressionnante et continue de surprendre." À en relire aujourd'hui les grandes étapes, on se dit qu'elle a toujours quelque chose de neuf et d'essentiel à nous dire.

   Un des grands attraits de Kierkegaard est, me semble-t-il, qu'il n'est pas titulaire d'un genre précis. Ses études de théologie, dans sa jeunesse, l'ont amené à sortir des sentiers battus de la philosophie et à s'intéresser aux questions universelles. Régis Boyer écrit ainsi, pour tenter de le définir : "on le croit philosophe, il se dit non philosophe, auteur religieux plutôt ou même poète du religieux. Toujours, en tout cas, à la limite de la philosophie et de ce qui n'est pas elle." 

   La grande découverte de Kierkegaard, qui en fait un auteur tellement aimé, réside dans le fait d'avoir donné "la préséance à la subjectivité saisie en son sens le plus radical". Après l'époque précédente des systèmes philosophiques clos sur eux-mêmes, comme chez Hegel, ce retour vers le sujet humain était une sorte de respiration grandiose dans la pensée. Kierkegaard pouvait ainsi asséner sa conviction première : "Seule, la vérité qui édifie est vérité pour soi." On imagine tout ce qu'une telle conviction put entraîner comme conséquences fortes, notamment à propos de la grande question de la liberté qui habite ou non l'homme. Pour Kierkegaard, à chaque fois que l'homme décide d'une chose, dans un déferlement de contingence infinie, il opère comme un saut dans le vide. Ce n'est pas sans raison que Kierkegaard sera, avant tout, le penseur de l'angoisse existentielle. "L'angoisse est le vertige de la liberté", dira-t-il dans Le Concept d'angoisse.

   Ces deux volumes de la Bibliothèque de la Pléiade permettent un parcours passionnant dans l'œuvre du Danois (il y manque seulement, faute de place, un jalon pourtant important, le Post-scriptum aux miettes philosophiques de 1846). Les différents registres de l'écrivain sont présents, de Ou bien... Ou bien, en passant par La Reprise, jusqu'à des écrits plus proprement religieux et qu'on lisait moins. C'était dommage, car on y retrouve le style unique et subversif du dernier Kierkegaard, le pamphlétaire qui ferrailla durement avec l'Église de son temps jusqu'à s'en exclure irrémédiablement. Pour avoir voulu, à la fin de sa courte vie, "rétablir le christianisme dans la chrétienté", ainsi qu'il l'exprimait lui-même dans une formule volontairement provocatrice, Kierkegaard est mort dans la solitude et le quasi-dénuement. Tel est souvent le prix de la probité et du génie.

Kierkegaard, Œuvres, tomes I & II. Textes traduits, présentés et annotés par Régis Boyer, avec la collaboration de Michel Forget. Éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 62 & 63 €. 

24/04/2018

Le repos du septième jour

   La religion chrétienne a toujours laissé une place prépondérante au désœuvrement, comme notre note précédente l'avait montré. Le travail n'est bien sûr pas minimisé, mais remis à sa juste place. Le Christ parlait volontiers, dans ses paraboles, du lys des champs : "ils ne travaillent ni ne filent, disait-il ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux". De même que les efforts de Dieu, dans la création du monde, étaient tournés vers le repos du septième jour, de même dans la tradition juive les heures de la semaine aboutissent au sabbat, où il est interdit de rien faire. Le pape Benoît XVI pouvait écrire, dans son exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, à propos du Jour du Seigneur chez les catholiques, jour sacré de repos : "Cela a un sens précis, constituant une relativisation du travail, qui est ordonné à l'homme : le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail."  Et plus loin, le pape continue : "C'est dans le jour consacré à Dieu que l'homme comprend le sens de son existence ainsi que de son travail."  Pour illustrer cette idée féconde, je reviendrai à saint Augustin et à un passage qui m'a particulièrement frappé des Confessions, au Livre IX, alors que j'en faisais une énième relecture. 

   Nous sommes à un moment de sa vie où saint Augustin se tourne lentement vers la religion catholique. Sa conversion fut progressive, on le sait, et il en livre dans ses Confessions toutes les grandes étapes. Il décrit ainsi son état d'esprit : "Et déjà mon âme était libre des soucis qui la rongeaient : l'ambition, le goût d'acquérir, de se vautrer, de gratter la gale des passions." Il sent néanmoins qu'il lui reste un pas à faire. Et ce pas est à faire en direction d'un désœuvrement salvateur. En effet, Augustin était encore professeur de rhétorique, un professeur brillant, certes, voué à accomplir une belle carrière. Mais il se rend compte, dans le même temps, que ce travail le retient dans une certaine pesanteur, qui lui interdit de progresser spirituellement. D'où sa décision d'arrêter, comme il le raconte, s'adressant à Dieu :

   "je décidai, sans l'arracher avec fracas, de soustraire, en douceur, à la foire aux bavardages le ministère de mon enseignement : je ne voulais plus voir une jeunesse – attachée non à ta Loi, non à ta paix, mais aux menteuses folies et aux joutes du forum – se procurer dans mes discours des armes pour nourrir leur délire"

   Le tableau qu'il trace de sa profession d'alors n'est guère enviable. Il prend conscience de cette foire d'empoigne, dans tout ce qu'elle peut avoir de dégradant. Il sent que ce n'est plus ce qu'il recherche : "je n'avais plus de place en moi pour cette âpreté au gain, qui était l'adjuvant habituel de mes lourdes tâches". Il parle même, dans ce passage, de "la chaire du mensonge", qui l'empêche d'être "maître de moi". Il n'y a pas à dire, la décision d'Augustin est des plus sérieuses.

   Il va donc la mettre en pratique, mais sans brutalité, en attendant les "vacances de vendanges" qui se profilaient bientôt : "Je décidai de patienter jusque là, et de prendre mon congé selon l'usage." On voit ici combien le retrait d'Augustin se veut discret, patient. Ce changement d'état doit se produire sans esclandre.

   Le jour de la "libération" arrive enfin. C'est l'épisode de la retraite à Cassiciacum, où Augustin se trouve en compagnie de ses amis et de sa mère, et où il se livre dans le recueillement à des travaux littéraires. On peut dire que c'est à partir de cet instant qu'il met à profit sa vocation essentielle. Toute sa vie future est inscrite dans cette transition du brouhaha professionnel vers ce nouvel "otium", lieu de silence et de désœuvrement. Il lit les Écritures, et peut conclure ce chapitre des Confessions par cette invocation solennelle, qui résume si bien la révolution qui s'est accomplie dans son esprit :

   "Déjà mes biens n'étaient plus au-dehors de moi, et je ne les cherchais plus avec mes yeux de chair à la lumière de ce pauvre soleil d'ici-bas : à vouloir sa joie au-dehors, on a tôt fait de s'éparpiller dans le vide, en se répandant dans le visible et le temporel, monde d'apparences qu'on lèche de son imagination famélique."

   Pour conclure, je voudrais rappeler que le chapitre final de ce livre, les Confessions, est aussi une invocation au grand repos du sabbat ("Nous aussi, au sabbat de la vie éternelle, / Nous nous reposerions en toi"). Il y a là plus qu'une indication pour nous, lecteurs modernes, perdus que nous sommes dans l'agitation vaine du monde.

J'ai utilisé la traduction des Confessions de Patrice Cambronne, parue dans le volume de la Pléiade (1998) édité sous la direction de Lucien Jerphagnon.