Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/04/2014

Pensées éparses

Leiris par masson.jpg

• Kundera, dans Les Testaments trahis, se place historiquement à l'origine de la modernité ("je fais partie de quelque chose qui n'est déjà plus", écrit-il). Voilà un joli tour de passe-passe. Il se trouve bien parmi Kafka, Broch et les autres, mais sans considérer ce qui est venu après eux. D'ailleurs, Kundera se reconnaît comme un néoclassique, en somme. D'où son éloge de Stravinsky, très révélateur. C'est comme si Kundera avait en fait à nous tenir des propos, non pas d'aujourd'hui mais d'hier.

Le besoin de répit : celui-ci peut être si constant et si obsédant, dans le monde où nous vivons, qu'il en devient tout naturellement oisiveté, puis désœuvrement. C'est alors que la pensée la plus fine, la plus dérangeante commence, sans jamais cesser.

• Je me compte parmi les déçus de la métaphysique.

• "Le suicide qui me convient le mieux est manifestement la vie." (Imre Kertész, Journal de Galère)

La pensée d'être un grand malade, si exagérée soit-elle, soulage.

• "Le temps passe trop vite" signifie : je vais devoir faire un effort à nouveau, par exemple pour me lever. L'immobilité est intermittente. Le repos aussi, par conséquent.

• Il est beaucoup plus facile de mener une vie morale lorsqu'on est riche.

• Aujourd'hui, l'abstention acquiert un sens. Elle n'est plus seulement le fruit de la négligence. Elle devient logique, manifestation personnelle de volonté. Elle règne de manière inassouvie.

• "Homme social désorienté", expression lue sur Internet. Belle et juste formule, et vraie partout, dans l'anonymat des villes comme dans le désert des campagnes — dans cette errance interminable où même le suicide est impossible.

• Ne nous laissons pas berner par la nostalgie, au détriment de notre logique.

• J'ai toujours du silence à rattraper.

27/01/2014

Le métier de vivre

dubillard.jpg

   C'est un métier que les écrivains seuls exercent à plein temps, dans la mesure où ils trouvent leur matière principale dans ce qui leur arrive personnellement. Même le hasard s'adresse à eux, alors. Quelle autre profession (est-ce une profession, d'ailleurs ? plutôt un sacerdoce) présenterait une telle adéquation entre ce qui est vécu et ce qui est source d'inspiration et d'écriture ? Le désœuvrement de l'écrivain est donc constitutif de son travail, même chez ceux qui ont à côté un métier pour subsister chichement, survivre, un métier qui, cependant, souvent les entrave, les retarde. Perdre du temps à ne rien faire est, pour écrire, une exigence nécessaire (mais non pas suffisante, certes). Ceci, pour donner de la place au rêve, ou à l'angoisse, à l'ennui, etc. Ressentir vivement cette souffrance ou cette joie n'est jamais en pure perte pour l'art. Typique de cet état d'esprit est, me semble-t-il, la remarque très réaliste de Roland Dubillard (photo) dans ses Carnets en marge : "Moi, chaque matin, je me trouve devant un jour vide. Il va falloir que je le meuble de toutes pièces." Il y a de l'acte gratuit, dans l'écriture. Elle pourrait ne pas avoir lieu. C'est une "lutte" excessivement délicate, risquée, mortelle, au cours de laquelle on s'affronte à la vie considérée comme un mystère à résoudre — ou aussi bien à ne pas résoudre, du reste. D'où par conséquent, sans doute, le fait que le suicide touche autant d'écrivains...

19/01/2014

Suicide

montherlant seine.jpg

   Lors de sa conférence de presse, le président Hollande a affirmé sa volonté d'instituer une "assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité". C'est une déclaration certes d'ordre général. Il n'emploie à aucun moment le mot d'euthanasie ou de suicide. Néanmoins, c'est une promesse assez forte, à condition qu'elle soit suivie d'effet. Et elle le sera dans un premier temps, lorsque le Comité National Consultatif d'Ethique remettra un rapport afin qu'une loi soit débattue et votée au Parlement. On ressent la nécessité d'une telle loi, notamment ces derniers jours avec l'affaire Lambert, où la justice a décidé, contre l'avis de membres de sa famille et des médecins, le maintien en vie d'un patient quasi-inconscient depuis 2008. Manifestement, la loi Leonetti, qui permettait à un malade l'arrêt de son traitement, semble ici assez insuffisante. Il faut aller plus loin, et en particulier confier un pouvoir plus large au corps médical. Un point important réside dans la terminologie qui sera adoptée. Euthanasie ? Suicide assisté ? Accompagnement thérapeutique ? A mon avis, le législateur devrait faire porter plus précisément sa réflexion non tant sur l'euthanasie que sur le suicide, concept qui a l'avantage de présenter un caractère éthique. Le terme d'euthanasie, administratif et impersonnel, peut faire très légitimement peur. Au contraire, la détermination personnelle, à l'œuvre dans le suicide, s'inscrit dans un cadre que l'on connaît mieux, faisant appel à la pleine et entière liberté de conscience. La mort volontaire a une très longue tradition derrière elle. Elle est un élément central de notre culture, comme l'ont bien montré certains écrivains, comme par exemple Montherlant (photo). Le débat risquera néanmoins d'être virulent, ainsi que dans l'épisode du mariage pour tous, dont on ne parle du reste plus guère. Les catholiques, comme d'habitude, seront aux avant-postes. Et pourtant. Dans une chronique du Point, le 25 septembre dernier, Gabriel Matzneff, auteur d'une essentielle Etude du suicide chez les Romains, faisait remarquer qu'il n'y avait dans la Bible, je cite, "pas la moindre condamnation du suicide, que celui-ci soit assisté ou non". Dans un document récent, la Conférence des évêques appelait quant à elle au "respect à toute personne en fin de vie". Et, pour le progrès de l'humanité, il ne faut viser à rien d'autre qu'à cela, mais s'en donner les moyens. 

17/11/2013

Guy Debord

Debord 2.jpg

   Lorsque j'ai commencé à le lire, en 1988, Debord n'était prisé que par certains connaisseurs. Depuis, les choses ont bien changé. Tout le monde a un avis sur lui, maintenant. L'Etat français lui-même a tenu à racheter ses archives personnelles, au lieu de les laisser partir aux Etats-Unis, où à mon avis elles auraient été exploitées plus sérieusement qu'ici. Cette récupération a culminé récemment avec l'organisation d'une exposition consacrée à ce fonds, histoire de rentabiliser un peu l'opération. Beaucoup sont restés sceptiques, moi le premier, devant cette velléité de noyer le poisson. La pensée de Debord s'est imposée avec trop d'évidence pour être désormais effacée. Elle continuera à nous hanter longtemps, jusqu'au terme de notre course effrénée vers le chaos.

   Quand on parlait avec lui de questions théoriques, Debord était souvent très susceptible. Sa Correspondance fourmille de ces psychodrames, sources multiples de rancœurs tenaces et même de haine. Avec Gérard Lebovici, à la fois son ami et son généreux mécène, les relations demeurèrent somme toute mystérieuses; la "phynance" est un sujet certes délicat, qu'il faut se garder d'ébruiter. Mais même dans ses Considérations de 1985, livre dans lequel Debord commente longuement la manière dont fut rapporté par la presse l'assassinat du producteur, on ne sent jamais, je crois, de véritable chaleur dans ce que Debord écrit de son ami. Tout reste assez protocolaire, certes tout à fait élogieux, mais plutôt en surface, bref très officiel. J'imagine que c'est de cette manière qu'à la Renaissance les grands peintres témoignaient de leur reconnaissance envers leurs bienfaiteurs. L'exigence du mécène, qui reste par définition en retrait, est induite par la nature même du mécénat, et acceptée tacitement par l'artiste. Debord a manifesté plus d'émotion publique avec quelques-uns de ses égaux, comme le peintre Asger Jorn, ou encore Ivan Chtcheglov. Ce dernier, fait notable, fut l'un des rares compagnons de l'aventure situationniste à qui Debord rendra hommage plus tard, dans un passage du film In Girum, en 1978, en le désignant comme "celui qui, en ces jours incertains, ouvrit une route nouvelle et y avança si vite". Chtcheglov est aussi le seul, à ma connaissance, à avoir sombré si définitivement dans "les forêts de la folie" — et donc, Debord semble le sous-entendre, le seul aussi à avoir été jusqu'au bout du projet situationniste; le suicide restant cependant l'autre alternative. 

11/11/2013

Edouard Levé

AVT_Edouard-Leve_8970.jpeg

   Quand j'habitais à la campagne, j'avais épinglé sur le mur de mon bureau, au-dessus de mon ordinateur, cette photo en noir et blanc d'Edouard Levé.Tout à côté, j'avais par ailleurs placé une reproduction d'un portrait de Michel Leiris peint par Francis Bacon – attendant rêveusement de posséder l'original. L'un et l'autre étaient là comme deux astres sombres, deux "désastres", grandes sources d'inspiration pour moi, pour ma vie, mes rares écrits. Je trouvais qu'ils avaient beaucoup de points communs, mais la mort prématurée de Levé a sans doute empêché de mettre entièrement au jour cette proximité. De Leiris, je reprenais souvent Le Ruban au cou d'Olympia; et d'Edouard Levé, surtout deux titres qui m'avaient littéralement fasciné : Autoportrait (2005) et Suicide (2008), tous deux publiés aux éditions P.O.L.

   J'aimais la façon dont Edouard Levé en est venu à écrire, déplaçant son expérience d'artiste conceptuel vers une littérature de fragments. Livres discrets que les siens, peu nombreux, quasiment jansénistes, dans lesquels il faisait passer une désespérance ironique mais profonde. A force de se désosser soi-même au moyen d'une écriture au scalpel, presque blanche, de se gommer dans la superfluité des choses, Levé en est arrivé, en quelque sorte "objectivement", à l'idée de suicide comme à la conclusion de tout art conceptuel qui se respecte : un mouvement tautologique parfaitement circulaire, qui se referme sur lui-même et, surtout, ajouterai-je, pleinement contemplatif, pleinement passif, donc improductif, voire nihiliste. Le pendant de la contemplation est toujours le désœuvrement, avec ses conséquences les plus critiques. D'autres que lui ont choisi de se contenter de disparaître socialement, comme Stanley Brouwn; Edouard Levé, lui, a décidé de disparaître pour de bon, dix jours après avoir remis à son éditeur un manuscrit intitulé Suicide. "Performance artistique ultime", comme on l'a dit ? Ou plus intimement, logique personnelle poussée jusqu'au bout ? Tout cela en même temps, peut-être. Qui pourrait le savoir ? Dans son Autoportrait de 2005, Levé annonçait le programme dès la première phrase, restée fameuse : "Adolescent, je croyais que La Vie mode d'emploi m'aiderait à vivre, et Suicide mode d'emploi à mourir." Le conceptuel a fini par investir tout le terrain, ne laissant plus à ce qu'on appelle le narratif (le vécu, la vie matérielle) le moindre espace pour respirer. Ce pourrait être au reste une assez bonne définition de la dépression – et de l'art conceptuel lui-même ! Edouard Levé était génial et exemplaire.