27/01/2017
La France ouverte sur le monde
La somme sur l'histoire de la France que nous proposent dans ce volume Patrick Boucheron, avec son équipe de collaborateurs, a fait l'objet, depuis sa récente parution, de beaucoup de commentaires très vifs. L'explication tient évidemment à une conception très originale de l'histoire de France, qui est systématiquement replacée dans l'évolution du monde. De quoi en effet perdre beaucoup de ses repères, jadis appris à l'école. Mais c'est ce qui fait déjà de cette entreprise ambitieuse une date dans l'historiographie française, je serais prêt à le parier. Placé néanmoins sagement sous l'invocation de Michelet, le propos contient une évidente dimension "politique", comme le souligne d'ailleurs Patrick Boucheron, replaçant ainsi cette manière de faire l'histoire dans le contexte contemporain : "Cette ambition est politique, dans la mesure où elle entend mobiliser une conception pluraliste de l'histoire contre l'étrécissement identitaire qui domine aujourd'hui le débat public." En 146 brèves notices chronologiques, qui sont autant de dates déterminantes, le lecteur curieux chemine de manière très passionnante et jamais ennuyeuse de la préhistoire à l'époque la plus récente, 2015. Loin des idées toutes faites ou préconçues sur la France, on assiste à son lent déroulement, où rien n'était déterminé d'avance. C'est peut-être le paradoxe de ce livre, de nous offrir enfin la liberté d'un recul sur nous-mêmes, loin de tout chauvinisme déplacé. Un des auteurs qui expriment le mieux cet enjeu est Quentin Deluermoz, qui, dans son texte à propos des révolutions de 1848, écrit : "Ainsi les événements des années 1848-1850 sont-ils bien d'ampleur globale. S'il est difficile de faire de la France son seul point d'origine, il est clair que les luttes ayant suivi la fusillade du boulevard des Capucines ont pesé puissamment sur les manières de vivre et de comprendre. Ils rappellent que, si la France est un pôle majeur à cette échelle, elle n'est qu'un pôle parmi d'autres. Mais elle est bien la capitale des révolutions." Cela fait bien plaisir de lire une prose aussi mesurée sous la plume d'un historien.
Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron. Éd. du Seuil, 29 €.
Illustration : révolution de 1848.
14:59 Publié dans Histoire | Tags : histoire mondiale de la france, patrick boucheron, historiographie, michelet, identitaire, quentin deluermoz, révolution de 1848 | Lien permanent | Commentaires (1)
20/12/2016
Beaux livres : l'Apocalypse de Jean
En cette période de Noël, la tendance est à l'achat et à la lecture des beaux livres. Les éditions Diane de Selliers en proposent de remarquables. Je voudrais revenir sur une publication de 2010, toujours disponible, à laquelle j'avais consacré à l'époque un petit article, que je reproduis ici. Ce livre sur l'Apocalypse de saint Jean, illustrée par la tapisserie d'Angers au XIVe siècle, était dans le genre une très belle réussite.
C'est à la fin du XIVe siècle, en plein Moyen Âge, que Louis 1er d'Anjou commanda cette somptueuse tapisserie à Hennequin de Bruges. En ces temps troublés par la guerre de Cent Ans, où de plus épidémies et famines ravageaient les populations, le recours à un texte comme celui de l'Apocalypse de saint Jean peut paraître aller de soi. Cette tapisserie d'Angers, œuvre de prestige, nous est parvenue presque intacte, longue encore d'une centaine de mètres sur 4,5 de large, et illustrant chaque épisode important du morceau biblique. Le livre édité par Diane de Selliers en reproduit très richement chaque étape, avec en vis-à-vis le texte de Jean et un commentaire aussi inspiré que précis de Paule Amblard, historienne de l'art et spécialiste de la symbolique chrétienne médiévale. Le dispositif ainsi élaboré permet une lecture fascinante de la tapisserie d'Angers : l'image et les versets correspondants sont mis en relation d'une manière éclairante, en un cheminement spirituel auquel il est difficile de ne pas être sensible tant il paraît naturel. D'ailleurs, comme le rappelle Paule Amblard dans son introduction, le mot "apocalypse" signifie étymologiquement "révélation". Disons tout simplement que ce très beau livre d'art en est une, tournée vers des horizons que le lecteur moderne, à la recherche de renouveau et d'éveil intérieur, appréciera particulièrement.
L'Apocalypse de saint Jean illustrée par la tapisserie d'Angers. Présentée et commentée par Paule Amblard. Éd. Diane de Selliers, 2010, 195 €.
Illustration : Apocalypse de saint Jean par Dürer.
14:50 Publié dans Livre | Tags : noël, beaux livres, éditions diane de selliers, paule amblard, apocalypse de saint jean, tapisserie d'angers, moyen âge, symbolique chrétienne médiévale, renouveau, éveil intérieur | Lien permanent | Commentaires (0)
29/11/2016
Les Mémoires d'Alain Daniélou
Les éditions de L'Âge d'Homme viennent de rééditer, il y a quelque temps déjà, les Mémoires d'Alain Daniélou (1907-1994), Le Chemin du labyrinthe, qui étaient parus une première fois chez Laffont en 1981. C'est un livre qui est vite devenu une sorte de classique, pour deux raisons principales, je crois. D'abord le ton très libre de ces Mémoires, dans lesquels Daniélou n'hésite pas à raconter, avec une verve toujours renouvelée, l'aventure passionnante que fut sa vie. Ensuite, l'intérêt que cette existence représente, à cheval entre l'Orient et l'Occident. Daniélou fut non seulement un grand savant, mais aussi un passeur entre deux univers qui n'avaient a priori pas grand chose à se dire. Peu de domaines le laissent insensible. Après avoir étudié l'hindouisme en Inde, il revient en Europe, après la guerre, où il n'aura de cesse de s'intéresser aux musiques traditionnelles du monde entier. Daniélou fut très imprégné par la religion hindoue. Il ne l'a pas connue seulement de l'extérieur, puisqu'il s'y est rapidement converti pour en connaître et en vivre toutes les caractéristiques. Les pages les plus passionnantes de ce Chemin du labyrinthe sont certainement celles où il raconte cette proximité avec la religion polythéiste. Ainsi par exemple de son initiation : "On passe presque sans le savoir d'un état d'être dans un autre. Ce n'est que peu à peu que l'on s'aperçoit qu'on n'est plus tout à fait le même, que la vie a d'autres bases, d'autres fins, d'autres buts, d'autres devoirs, que l'on est en fait devenu celui qu'on était destiné à devenir." Tout le livre montre un homme doué d'un amour exceptionnel de la vie, épris de liberté, aimant ses semblables, attentif aux moindres péripéties de l'existence, et qui semble nous livrer avant tout, derrière le message particulier de l'hindouisme, une morale philosophique plus universelle dont l'humanité, surtout par les temps qui courent, garde toujours un vif et grand besoin.
Alain Daniélou, Le Chemin du labyrinthe. Éd. L'Âge d'Homme, 27 €.
16:23 Publié dans Livre | Tags : mémoires, orient, occident, hindouisme, musiques traditionnelles, religion polythéiste, initiation, liberté, alain daniélou, le chemin du labyrinthe | Lien permanent | Commentaires (0)
16/10/2016
Patrick Buisson, conseiller du Prince
Le gros essai de Patrick Buisson, La Cause du peuple, a fait l'objet d'un très vif débat dans la sphère médiatique. L'homme avait tout pour déplaire : venant de l'extrême droite, et y demeurant toujours ; sans parler de l'enregistrement secret de ses conversations professionnelles. Bref, la parution de son livre a suscité un beau tollé, qui s'est éteint de lui-même lorsqu'il a fallu constater que l'ouvrage était une véritable réflexion politique sur plus de 400 pages, vaste projet placé sous l'invocation du cardinal de Retz, autre défenseur des causes perdues. Il en aurait certainement fallu moins pour m'inciter à lire cet essai, et j'avoue que je n'ai pas été déçu. J'ai toujours eu un a priori positif pour les visions alternatives de la politique. Cette fois, je suis servi. Le fait pour Buisson d'avoir été, pendant plus d'un quinquennat, le conseiller presque le plus proche du plus haut personnage de l'État donne à son témoignage une valeur incontestable, loin de toute utilisation trop people de ce qu'il a pu par ailleurs observer. Un mémorialiste n'est-il pas là pour révéler une réalité cachée, afin de faire éclater la vérité ? Les révélations ici sont plutôt d'ordre politique, même si l'homme Nicolas Sarkozy en prend évidemment pour son grade : "l'homme public, écrit Buisson de Sarkozy, malgré l'appel qu'il sentait sourdre en lui, fut toujours contraint par l'homme privé, ses passions, ses désordres, ses coupables faiblesses pour l'air du temps et les fragrances de la modernité". Issu d'une droite dont les perspectives n'étaient pas celles du président Sarkozy, mais dont celui-ci eut besoin pour rameuter vers lui l'électorat FN, Patrick Buisson développa une stratégie très rationnelle pour faire vaincre ses idées – que je ne partage pas toutes, soit dit en passant. Il y avait chez lui, ce qui est rare dans ce monde-là, une absolue sincérité qu'il portait depuis toujours et qui transparaît dans ce livre au fil d'analyses tout à fait passionnantes. Il redit peut-être par moments ce que nous savions déjà, mais en montrant comment on l'éprouve du cœur de l'État : "le néolibéralisme, ose-t-il définir, est bien une forme économique du totalitarisme, tout comme le nazisme et le communisme en ont été au XXe siècle les formes politiques". Quant à notre malheureux régime démocratique, il ne vaut pas cher non plus : "Il s'agit en fait, écrit Buisson, d'une postdémocratie qui n'est en rien une démocratie, mais un système qui en usurpe l'appellation et n'en respecte que les apparences." On ne peut que se réjouir qu'un tel brûlot sorte en période électorale. Voilà indiscutablement le livre qu'il faudra avoir lu avant de mettre son bulletin dans l'urne. Plus globalement, ce sont les Mémoires étonnants d'un conseiller du Prince, grand politologue, qui a décidé de tout dire sur une histoire contemporaine qui est, hélas ! toujours la nôtre au moment où j'écris ces lignes.
Patrick Buisson, La Cause du peuple. Éd. Perrin, 21,90 €.
07:22 Publié dans Histoire | Tags : patrick buisson, la cause du peuple, cardinal de retz, nicolas sarkozy, front national, néolibéralisme, démocratie, post-démocratie | Lien permanent | Commentaires (1)
24/09/2016
Jean-Luc Lagarce, Xavier Dolan : "hurler"
Il y a au sein même des familles tout un réseau de névroses auquel parfois une grande œuvre d'art décide de se confronter. N'est-ce pas là finalement le sujet principal des romans, des pièces de théâtre et des films ? Jean-Luc Lagarce a écrit Juste la fin du monde en 1990. Cette pièce, devenue rapidement un classique après la mort en 1995 de son auteur, reprend pour ainsi dire le thème universel du retour du Fils prodigue, revenant ici chez lui pour annoncer aux siens l'imminence de sa mort. Le nœud de l'affaire est qu'il ne dira finalement rien du tout. En ceci réside toute l'intrigue, tissée de paroles comme autant de discours d'adieu qui s'ignorent. La pièce de Lagarce est l'une des plus fortes du répertoire, et le metteur en scène François Berreur lui avait rendu justice avec, dans le rôle de Louis, un Hervé Pierre en inoubliable funambule. Pour la reprendre au cinéma, avec d'autres acteurs mémorables, Xavier Dolan a instillé dans le propos initial une dramaturgie nouvelle, certes légère, et bien présente, mais sans en perturber l'équilibre originel. Le texte de Lagarce était constitué de morceaux rhapsodiques assemblés les uns sur les autres, qui laissaient transparaître chez les personnages une errance psychologique profonde. Ce sentiment d'errance se retrouve dans le film de Xavier Dolan ; le jeune metteur en scène québécois a même réussi à la perfection, selon moi, à peindre l'univers flou, envoûtant, désespéré de celui qui, au milieu des siens, restera éternellement seul. J'irai sans doute revoir ce film, bel hommage d'un cinéaste à un dramaturge, en me souvenant des derniers mots de la pièce, lorsque Louis dit notamment, dans le regret (ou peut-être la volupté) de n'avoir pas prononcé la parole qui sauve : "[...] que c'est ce bonheur-là que je devais m'offrir, / hurler une bonne fois, / mais je ne le fais pas, / je ne l'ai pas fait. / Je me remets en route avec le seul bruit de mes pas sur le gravier."
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde. Préface de Jean-Pierre Sarrazac. Éd. Les Solitaires Intempestifs, 2012.
Illustration : Jean-Luc Lagarce
10:52 Publié dans Film | Tags : juste la fin du monde, jean-luc lagarce, xavier dolan, françois berreur, hervé pierre, errance, solitude, retour du fils prodigue | Lien permanent | Commentaires (1)
23/08/2016
Stefan Zweig, ultime étape
Le très beau film de Maria Schrader, Stefan Zweig, Adieu à l'Europe, prend la vie du grand écrivain autrichien par la fin. Il y sera très peu question de son travail littéraire, mais de cet exil forcé qui conduisit Zweig en Grande-Bretagne dès 1934. Il a alors cinquante-trois ans. La belle vie européenne est derrière lui, les nazis sont en train de démolir le continent. Poussé par la guerre qui se propage, Zweig gagne l'Amérique du Sud. Il s'établit en 1941 à Petrópolis, au Brésil. Ces dernières années sont pour Zweig celles d'une sorte d'enlisement dans la dépression. C'est en tout cas ce que nous montre Maria Schrader. Le personnage de Zweig, joué par l'acteur Josef Hader, nous paraît bien falot, comme si le costume qu'on voulait lui faire porter était trop grand pour lui. Zweig, vieil Européen, sera toujours réticent à prendre position publiquement sur le désastre qui se profilait. On voit son malaise lors de réunions d'écrivains, où d'autres que lui n'ont pas assez de fougue pour condamner l'Allemagne. Zweig a choisi le silence, comme recroquevillé sur lui-même, maladroit dans les actes de la vie. Son suicide, le 22 février 1942, en compagnie de son épouse Lotte, est la conclusion logique d'une errance qui le tenaillait comme une longue maladie. Maria Schrader a donc choisi de ne jamais nous montrer Zweig à sa table de travail. C'est pourtant durant toutes ces années qu'il écrira Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, un très grand livre dans lequel il explique enfin la destruction du monde dans lequel il a vécu et aimé vivre, et qui n'est désormais plus le sien. Cet ouvrage posthume, mieux que toutes les déclarations orales, explique l'état d'esprit de Zweig durant ses dernières années, et peut-être pourquoi il a mis fin volontairement à ses jours. On peut le critiquer là-dessus, comme semble le faire Maria Schrader, mais pourquoi ne pas lui laisser finalement cette liberté, ce choix ultime, le temps d'un adieu prolongé à cette Europe qui ne reviendra pas ?
06:55 Publié dans Film | Tags : maria schrader, stefan zweig, adieu à l'europe, exil, europe, dépression, désastre, silence, suicide, errance, le monde d'hier, souvenirs d'un européen | Lien permanent | Commentaires (1)
23/07/2016
Giorgio Caproni ou la fin de l'idylle
Giogio Caproni (1912-1990) est l'un des plus grands poètes italiens du XXe siècle, et pourtant il aura fallu attendre jusqu'à aujourd'hui pour avoir une traduction complète de ses œuvres en français. Je me souviens, il y a quelques années, de la revue Po&sie qui proposait à ses lecteurs quelques extraits du Passage d'Énée, avec une traduction du fameux poème "Les bicyclettes". C'était certes suffisant pour attirer l'attention sur un auteur vraiment unique, qu'on n'oubliait pas. Le volume qui est sorti aux éditions Galaade, il y a déjà un petit moment, et qui regroupe l'œuvre poétique complète de Caproni dans notre langue, est donc un événement des plus importants. Il donne la possibilité d'avoir enfin une vue d'ensemble de ce travail poétique, commencé en 1932, et qui a subi de belles métamorphoses jusqu'aux années 1980. J'ai pris un grand plaisir à lire cet épais volume, et à me plonger dans cet univers plein de surprises, avec peut-être une thématique souterraine qu'on perçoit assez rapidement, et qui serait celle d'un "désespoir tranquille", comme l'écrit quelque part Caproni. En effet, face à une modernité assez terrible (une sorte de nihilisme propre au XXe siècle), le poète a eu peu de marge de manœuvre. Il est toujours "Un homme seul, / reclus dans sa chambre". La nuit est son lot : "Que voulez-vous que je demande. / Laissez-moi dans ma nuit. / Rien que cela. Que je voie." Caproni a très bien perçu l'angoisse du vide, qui baignait une société en plein bouleversement : "Vide / du blé qui un jour avait atteint / (dans le soleil) la hauteur du cœur." Parfois moraliste, souvent métaphysicien, Caproni sait montrer la distorsion nouvelle qui s'impose dans la pensée, sous l'éclairage du Nietzsche de la mort de Dieu : "Dieu n'existe / qu'à l'instant où tu le tues." On a dit souvent que Caproni était le poète de l'oxymore. Cela est vrai. Il fallait cette ambiguïté fondamentale pour faire apparaître ce qui restait d'être dans le monde, tâche à laquelle la poésie s'attèle traditionnellement, même si cette ambition est vouée désormais à un quasi-échec : "Je suis revenu, écrit Caproni, là où je n'ai jamais été." Comme chez tout grand auteur, on sent chez lui ce désir de "franchir l'humain", comme le disait Dante, mouvement inlassable de la parole, de la voix poétique. Ce travail, alors, ouvre désespérément un espace littéraire qui nous laisse figés devant la chute vertigineuse qu'il nous propose, – tout en ne cessant de nous conserver, marque distinctive de Caproni, dans une douceur particulière qui rend cette chute plus humaine.
Giorgio Caproni, L'Œuvre poétique. Traduit de l'italien par Jean-Yves Masson, Isabelle Lavergne, Bernard Simeone et Philippe Renard. Édition établie et présentée par Isabelle Lavergne et Jean-Yves Masson. Éd. Galaade. 45 €.
11:17 Publié dans Poésie | Tags : giogio caproni, poésie, poésie italienne, le passage d'énée, désespoir, modernité, nihilisme, la nuit, le vide, la mort de dieu, nietzsche, oxymore, ambiguïté, chute | Lien permanent | Commentaires (2)
22/06/2016
Montaigne anthropologue
Claude Lévi-Strauss se reconnaissait deux références littéraires majeures, sur lesquelles il revint à plusieurs reprises au cours de son œuvre : Montaigne et Rousseau. L'anthropologie structurale doit beaucoup à ces deux grands auteurs et à la manière dont Lévi-Strauss a su les lire. Tristes tropiques, déjà, était un livre marqué par l'influence de Rousseau, véritablement fondatrice. Quant à Montaigne, il n'est que de citer les quelques pages décisives d'Histoire de lynx qui lui sont consacrées par Lévi-Strauss au chapitre XVIII, sous le titre de "En relisant Montaigne". Cette relecture d'un Montaigne anthropologue montrait avec acuité toute la modernité considérable de l'auteur des Essais. Une récente publication des éditions EHESS vient apporter de nouveau la preuve de cette importance de Montaigne pour Lévi-Strauss. Il s'agit de deux conférences inédites, l'une de 1937 et l'autre de 1992, qui tournent autour des Essais. À vrai dire, c'est surtout dans la deuxième que Lévi-Strauss étudie minutieusement le texte de Montaigne, et compare ce dernier à d'autres auteurs de l'époque qui ont relaté la découverte du Nouveau Monde, notamment Jean de Lery. La conférence aborde essentiellement le chapitre des Essais "Des cannibales" (I, XXXI), qui est également mis en relation avec d'autres passages significatifs. Retenons surtout la conclusion de cette belle démonstration qu'effectue ici Lévi-Strauss : "Et alors, si la première orientation de sa pensée [la pensée de Montaigne] conduit à la théorie du bon sauvage, si la deuxième orientation qui serait celle de construire à partir de zéro une société rationnelle, conduit au Contrat social, alors la troisième conduit au relativisme culturel intégral, et nous retrouvons, évidemment, les trois cultures, les trois manières d'envisager les problèmes dans les doctrines de l'ethnologie contemporaine." Il s'agit donc de bien discerner combien l'œuvre de Montaigne nous parle aujourd'hui. Lévi-Strauss a indiscutablement éclairé ce lien que nous pouvons entretenir avec un classique, et ceci parce que, sans doute, l'auteur de La Pensée sauvage est lui-même devenu un classique, au fil d'une anthropologie structurale édifiée patiemment pour rendre compte de notre univers complexe et infini.
Claude Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne. Édition établie et présentée par Emmanuel Désveaux. Éd. EHESS, 8 €.
15:44 Publié dans Anthropologie | Tags : claude lévi-strauss, montaigne, rousseau, de montaigne à montaigne, tristes tropiques, anthropologie, les essais, jean de lery, nouveau monde, la pensée sauvage | Lien permanent | Commentaires (0)
26/05/2016
En feuilletant Jacques Roubaud
Je ne suis pas particulièrement spécialiste de l'Oulipo, même si j'ai une grande admiration pour Queneau ou Georges Perec. Je crois que leur grandeur réside entre autres dans le fait qu'on peut les lire sans être trop conscient de la contrainte oulipienne qui est à la source de leur inspiration. Je viens d'en faire l'expérience, à nouveau, avec un autre grand représentant de l'Oulipo, le poète Jacques Roubaud. Il a publié voici quelque temps, dans la collection "Poésie/Gallimard", une "Anthologie personnelle", sous le titre de Je suis un crabe ponctuel. On y retrouve, choisis par lui, des extraits de son œuvre poétique depuis 1967 jusqu'à 2014. Cela donne un petit livre extrêmement agréable à feuilleter, qui reflète une grande diversité de thèmes. La poésie un peu obscure, ésotérique, du tout début, évolue ensuite vers la clarté, et le jeu avec les mots et les formes (Jacques Roubaud est un passionné du sonnet). J'ai eu beau sans doute ne pas repérer d'éventuelles règles internes, propres à l'Oulipo, je me suis malgré cela laissé porter par ces poèmes très vivants, souvent drôles, qui se lisent et se relisent avec une vraie délectation ; qui sont le contraire de la tristesse, même si parfois, au détour d'une page, la gravité apparaît comme dans un haïku japonais : "Or, comme la lune qui, s'inclinant vers l'ouest, se rapproche de l'arête des collines qui vont la cacher, mes jours sont en déclin. A la veille d'entrer dans les ténèbres de la mort, pourquoi me préoccuper des choses ?" (Autobiographie, chapitre dix)
Jacques Roubaud, Je suis un crabe ponctuel. Anthologie personnelle 1967-2014. Gallimard, coll. "Poésie/Gallimard"
14:55 Publié dans Poésie | Tags : jacques roubaud, oulipo, queneau, georges perec, anthologie, sonnet, poésie, haïku | Lien permanent | Commentaires (0)
28/04/2016
Robespierre, par-delà le mythe
L'historiographie de la Révolution française a connu, au XXe siècle, une évolution idéologique variée. Réservée longtemps aux historiens communistes, il a fallu l'ample travail de François Furet pour lui faire prendre un tour nouveau. On ne sortait néanmoins pas encore de toute idéologie, Furet s'inscrivant dans le courant libéral ; mais on commençait avec lui à respirer un peu. Pour une histoire vraiment débarrassée de tout a priori, il fallait peut-être se tourner vers les Américains qui, observant de loin nos débats passionnés, étaient en mesure de porter sur nous un regard plus froid. Sur la fuite à Varennes, par exemple, l'ouvrage de Timothy Tackett, Le Roi s'enfuit (La Découverte, 2004), nous offrait une nouvelle perspective vraiment intéressante, sur une question bien trop complexe pour demeurer sous l'empire des partis pris.
L'historien français Jean-Clément Martin se situe d'emblée dans ce dernier courant qui, somme toute, fait plus ou moins table rase du passé. Après un gros volume sur la Révolution elle-même, il publie aujourd'hui une biographie de Robespierre, dans laquelle il veut remettre les pendules à l'heure. Depuis deux siècles, que n'a-t-on raconté sur l'Incorruptible, jusqu'à en faire proprement un mythe qui n'a plus rien à voir avec la réalité ! Jean-Clément Martin reprend patiemment tous les faits connus de la vie de Robespierre, et essaie de voir comment ils s'agencent au-delà de la légende. Patient travail qui va jusque dans le détail, et qui se met en position de présenter la vie de Robespierre selon les circonstances mêmes où il l'a vécue, et non en raisonnant a priori, comme si l'on savait déjà ce qui allait advenir.
Ainsi, il n'est pas certain que ce qu'on a appelé la "Terreur" ait été sciemment inventé par Robespierre comme mode de gouvernement. Le déroulé des événements montre que les choses se sont passées de manière plus incertaine. Robespierre est souvent indécis, il reste silencieux alors même que tout s'agite autour de lui. Il perd la maîtrise de la situation. Il y a bien des paramètres qu'il ne contrôle pas. Après sa chute et son exécution, les Thermidoriens feront tout pour lui mettre sur le dos les exactions commises alors qu'il "gouvernait". Il sera le bouc émissaire idéal. Jean-Clément Martin insiste sur cette idée : "L'image iconique que Robespierre a fini par incarner est devenue véritablement fantasmatique."
Le risque, me dira-t-on, serait alors de blanchir un monstre. Robespierre avait du sang sur les mains, nul ne le contestera, et certainement pas Jean-Clément Martin. Au contraire, telle est du moins ma lecture, le mérite de sa méthode historique est d'accéder à un plus grand réalisme, en remettant à plat les principales articulations de la période révolutionnaire, et en montrant que tout ce qui fut ainsi sculpté dans un si parfait bloc de marbre pour la postérité tenait en fait à peu de chose, et aurait pu être autrement. L'histoire, c'est aussi cela.
Jean-Clément Martin, Robespierre. La fabrication d'un monstre. Éd. Perrin. 22,50 €.
15:03 Publié dans Histoire | Tags : révolution française, historiens, françois furet, timothy tackett, varennes, jean-clément martin, robespierre, la terreur, mythe, thermidoriens | Lien permanent | Commentaires (3)
12/04/2016
Hommage à Imre Kertész
Le mois dernier a disparu le grand écrivain hongrois Imre Kertész. Né en 1929, il avait tout connu des calamités du siècle : la déportation à Auschwitz par les nazis, puis la dictature communiste pendant quarante ans. Il n'avait pas voulu quitter la Hongrie, uniquement par fidélité à sa langue natale, la langue de ses livres. Mais il n'aimait pas vraiment son pays d'origine. Il ne se sentait pas particulièrement juif non plus, si ce n'est par son passage dans les camps de la mort, qu'il a raconté dans Être sans destin. Imre Kertész se ressentait surtout comme européen. Il a passé les dernières années de sa vie à Berlin. Entre-temps, la célébrité était arrivée, avec le Nobel en 2002. L'obscur écrivain, asphyxié par le régime soviétique, s'était déployé avec l'ouverture des pays de la Mitteleuropa. On retrouve dans ses œuvres, romans et journaux intimes, une voix singulière, qui essaie d'exprimer la sincérité d'un homme pris dans le piège de la vie et de la société. Un certain nihilisme affleure souvent, qui me fait penser à bien des égards à celui de Thomas Bernhard. Comme lui, Kertész n'a pas peur des mots et de les pousser à leur ultime limite. Je lis par exemple dans son Journal des années 2001-2003, Sauvegarde, la notation suivante : "La vie est une erreur que même la mort ne répare pas. La vie, la mort : tout est erreur." Il ne faudrait pas croire cependant que Kertész s'abandonne définitivement à une sorte de dépression envahissante. Il n'a pas réchappé à Auschwitz pour continuer à se désespérer dans le monde dit libre. Il a au contraire essayé de bien mener son jeu, et de sauver ce qui pouvait l'être. Voilà ce qu'en toute lucidité il nous a fait partager avec son œuvre, et pourquoi il sera lu encore longtemps : comme un de ces auteurs dont l'utilité n'est plus à démontrer.
14:58 Publié dans Livre | Tags : imre kertész, auschwitz, communisme, hongrie, juif, être sans destin, européen, mitteleuropa, romans, journaux intimes, sauvegarde, thomas bernhard, dépression, nihilisme | Lien permanent | Commentaires (0)
14/03/2016
La liberté
À un certain stade de son raisonnement, la sociologie déçoit. Ainsi de Pierre Bourdieu partant en guerre, dans Les Règles de l'art, son livre sur Flaubert, contre Sartre qui, dans L'Être et le Néant (quatrième partie, chapitre 2), pointait déjà du doigt les insuffisances de la méthode psychologique (la sociologie de l'époque). On a beau, soutenait Sartre, essayer d'expliquer le génie d'un Flaubert par toutes sortes de circonstances matérielles, il restera toujours en fin de compte dans le génie créateur une part d'indécidable, de "non-réductible" ; autrement dit, pour parler comme Sartre lui-même, il en va ici de "la contingence même de toute existence réelle" ; bref, de l'humain, ajouterai-je. L'idée fondamentale – qu'on pourrait d'ailleurs, mais sur un autre plan, plus philosophique que sociologique celui-là, critiquer – est que Sartre pensait que le sujet pouvait demeurer "libre". C'est une très belle affirmation de Sartre, qui le rapproche des artistes bien plus que des philosophes. Bourdieu, en revanche, ne croyait pas à cet effort intime de "transcendance de l'ego", y compris dans le cas du génie créateur. Il faut bien admettre que notre monde moderne dans son intégralité se pose cette question désormais dans les termes mêmes du sociologue. Hélas !
Illustration : Sartre au Café de Flore
16:06 Publié dans Philosophie | Tags : pierre bourdieu, sociologie, sartre, philosophie, l'être et le néant, les règles de l'art, flaubert, génie, contingence, liberté, monde moderne | Lien permanent | Commentaires (0)
23/02/2016
La planète cathodique
C'est à l'occasion d'un colloque tenu à Paris en 1997, et consacré très précisément à "Religion et média", que Jacques Derrida fit la communication qui est reprise dans ce bref volume sous le titre Surtout, pas de journalistes ! Le propos, improvisé, de Derrida consiste ici en une introduction générale, suivie de ses réponses à quelques questions de la salle. Le thème était vaste, et le philosophe n'en a pas esquivé la problématique, renvoyant en divers endroits à son ouvrage Foi et Savoir (le Seuil, 1996). Ce qui a retenu mon attention en premier lieu, dans ces quelques pages, c'est la manière dont Derrida aborde la religion, à travers l'exemple biblique bien connu d'Abraham à qui Dieu demande de sacrifier son fils unique. "Qu'est-ce que Dieu, s'interroge Derrida, a dû dire à Abraham ?" Or, cela, nous ne le savons pas, car l'événement n'a pas été médiatisé. Tout est resté secret. Et c'est ce secret, selon Derrida, qui fait l'essence même des religions juive et musulmane, par opposition au christianisme (le Christ, rappelle Derrida, "aura été le premier journaliste ou nouvelliste, comme les évangélistes qui rapportent la bonne nouvelle"). Ainsi, la comparaison entre la propagation actuelle de l'information à l'échelle de la planète et le surgissement d'une religion médiatisée comme le christianisme apparaît à Derrida comme un point crucial : "Au cours d'une messe chrétienne, écrit-il, la chose même, l'événement se passe devant la caméra..." La "venue de la présence réelle" se produit en direct. La retransmission par les caméras de télévision vient d'ailleurs renforcer cet effet de réel religieux si spécifique. Médias et religion décuplent ici leurs forces spectaculaires. Derrida est bien sûr trop intelligent pour s'arrêter là. Néanmoins, il use d'un tel dispositif sans vraiment mettre en question, me semble-t-il, une vision plus complexe de la religion chrétienne. Sauf à un moment, où il est amené à parler de la foi, et à se demander quelle importance elle acquiert en philosophie (en philosophie plutôt que dans la religion). Derrida écrit en effet : "Que veut dire croire à la foi ?" Nous arrivons ici au cœur du problème. Derrida va conserver une "équivoque" certaine face à cette formulation cruciale de la foi : "C'est parce que je crois que l'équivoque est indéniablement là. Nous sommes, je suis [Derrida emploie la première personne du singulier, pour bien montrer qu'il s'agit avant tout de son cas personnel à lui] dans l'équivoque." La religion, pour Derrida, possède un "rapport équivoque à la foi", et on sent donc très bien, à ce stade, ce qui empêche le philosophe d'avancer plus avant dans la comparaison religion/média. Ce n'est pas le moindre intérêt de cette petite conférence de nous faire toucher du doigt une aporie discursive, qui nous fait sortir de la philosophie et accéder au cas propre du penseur qui se met en jeu ici et maintenant.
Jacques Derrida, Surtout, pas de journalistes ! Éd. Galilée, 17 €.
Illustration : Eugenio Carmi
16:46 Publié dans Philosophie | Tags : jacques derrida, surtout, pas de journalistes !, religion, médias, abraham, christianisme, islam, religion juive, télévision, foi, croire, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0)
27/01/2016
Affinité
Adolescent, je lisais un peu de science-fiction. C'est un genre littéraire dont la vertu première, tout en divertissant, est de porter le lecteur à la spéculation philosophique. La question centrale, que la plupart de ces romans, même les moins bons, posent, est en effet d'imaginer si oui ou non il existe une vie extraterrestre, et, dans l'une ou l'autre de ces hypothèses, de déterminer quelles implications en tirer pour l'être humain en général. Le célèbre roman des frères Strougatski, Stalker, que j'ai relu dernièrement quand il est ressorti (il fut, comme on sait, adapté au cinéma par Andreï Tarkovski en 1979) est le parfait exemple de cette littérature d'anticipation, puisqu'il raconte de manière très spécifique comment des extraterrestres sont venus "en visite" sur la Terre, dans une petite zone reculée du nord de l'Europe, et en sont repartis sans crier gare, en y laissant cependant des vestiges de leur technologie avancée, et ceci pour le malheur des hommes. À ce propos, je voudrais avancer que ce questionnement métaphysique peut rapprocher de manière essentielle des esprits en apparence très différents et dont les œuvres mêmes se distinguent certes fortement : je me demande ainsi si le "religieux" Tarkovski et l' "athée" Stanley Kubrick ne sont pas, au départ, semblables dans cette inquiétante interrogation ? Ce même Tarkovski, de religion orthodoxe, et donc "croyant", si l'on suit du moins la réputation qu'on lui a faite, et qui se qualifiait cependant lui-même d' "agnostique" dans son Journal, tout simplement.
Illustration : image tirée du film Stalker de Tarkovski
15:37 Publié dans Livre | Tags : science-fiction, frères strougatski, stalker, andreï tarkovski, terre, europe du nord, religieux, athée, agnostique, philosophie, métaphysique | Lien permanent | Commentaires (2)
09/01/2016
Flaki
En 1981, je n'ai pas voté pour François Mitterrand. En politique, méfiant à l'égard des utopies, j'ai toujours été libertaire (influencé par les situationnistes). Je trouvais que la gauche au pouvoir, même entre 1981 et 1983, appliquait trop mollement son programme, qu'elle ne s'éloignait pas d'un réformisme traditionnel jusque là réservé à la droite. À quoi cela servait-il alors d'être de gauche ? L'abolition de la peine de mort par Mitterrand m'a cependant paru une grande date en France. Le reste de son règne m'a déçu. Sur la construction européenne, cet homme réputé de culture humaniste (qui avait reçu la Francisque au printemps 1943 !) n'a rien fait d'autre que suivre le mouvement général, ne remettant jamais en cause la domination économique-marchande qui s'instituait désormais et s'unifiait pour longtemps à l'échelle de tout le continent. Le Traité de Maastricht a véritablement sonné le glas d'une certaine Europe chère à mon cœur. Mais je n'ai jamais eu d'illusions sur la politique et nos politiciens. J'ai appris la mort de Mitterrand alors que je me trouvais en Pologne, je m'en souviens très bien. Ce devait être le 9 ou 10 janvier 1996. Attablé dans un café populaire du centre de la grande ville de Lodz, je dégustais pour me réchauffer une excellente soupe aux tripes, plat national appelé flaki, dont j'ai repris deux fois. Au fond de la salle, un téléviseur diffusait des images sans intérêt, lorsque soudain, aux informations, j'ai vu apparaître la tête de l'ancien président français. Sans évidemment saisir un mot du commentaire en polonais, j'ai compris au bout de quelques instants que Mitterrand venait sans doute de casser sa pipe. Cette nouvelle ne m'a guère bouleversé, et en tout état de cause n'était pas faite pour me couper l'appétit...
Illustration : Ellsworth Kelly
14:57 Publié dans Histoire | Tags : 1981, politique, libertaire, situationniste, réformisme, gauche, droite, pouvoir, abolition de la peine de mort, construction européenne, traité de maastricht, europe, pologne, françois mitterrand, vingtième anniversaire de la mort de mitterrand, flaki | Lien permanent | Commentaires (0)
04/01/2016
Eduardo Lourenço : Montaigne, l'Europe et la saudade
J'ai commencé l'année avec un splendide petit livre, Une vie écrite, d'Eduardo Lourenço. Le philosophe portugais, spécialiste de la saudade, a l'art de baigner ses réflexions dans un sentiment d'élégant désespoir. Qu'il s'agisse de Montaigne, de l'Europe d'aujourd'hui, des poètes portugais (avec Pessoa), Lourenço parvient à les habiter d'une mélancolie évidente, en laquelle chaque lecteur, s'il va au fond de lui-même, se reconnaîtra avec délectation. Et pourtant, ce qu'il met si bien en évidence, c'est d'abord la décadence d'une Europe de la culture, phénomène non pas récent, mais qui date au moins de la fin de la Renaissance. Ce volume s'ouvre d'ailleurs avec une très belle étude sur Montaigne, publiée une première fois en 1992. En quelques pages pleines de perspicacité, Lourenço nous fait toucher du doigt combien la pensée de Montaigne peut nous être proche dans le moment que nous traversons. Il y a en effet cette prescience chez l'auteur des Essais que le monde est en train de changer de dimension, que le tragique arrive sans crier gare, et qu'il faudra beaucoup d'efforts (et de philosophie) pour y trouver un remède. Ainsi, de Montaigne à Pascal, jusqu'à Nietzsche, c'est un même mouvement à la fois de défaite et de résistance qui s'est confronté au cours désastreux de l'Histoire, avec un grand H. De manière logique, dans les quatre textes qu'il consacre ici à l'Europe actuelle, Lourenço établit une sorte de paysage après la défaite, dans lequel la littérature, ou ce qu'il en reste, se réveille parfois en proférant des balbutiements d'agonisant – parfois superbes, il est vrai, comme ceux de ses chers poètes. Serait-ce pour nous montrer que, bien qu'une phase de l'Histoire humaine soit derrière nous, la littérature pourrait encore nous sauver ?
Eduardo Lourenço, Une vie écrite. Édition établie par Luisa Braz de Oliveira. Éd. Gallimard. 12,50 €.
Illustration : Eduardo Lourenço
16:33 Publié dans Philosophie | Tags : eduardo lourenço, une vie écrite, portugais, saudade, montaigne, europe, mélancolie, pessoa, décadence, pascal, nietzsche, littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
16/12/2015
Cosmos, cinéma/roman
Le nouveau film du réalisateur polonais Andrzej Zulawski expérimente le tour de force d'adapter le roman de Gombrowicz, Cosmos. Par le passé, Zulawski a très souvent pris comme base de départ tel ou tel roman, de Dostoïevski à Raphaëlle Billetdoux, selon les demandes des producteurs. L'exercice ne pose pour lui plus guère de problème : il s'en tire toujours magnifiquement en misant sur une vision personnelle de l'œuvre en question. Cette fois-ci encore, le défi est relevé. La critique en France, excepté aux Cahiers du cinéma, s'est cependant montrée dans son ensemble défavorable face au résultat, n'ayant sans doute guère compris un film plus subtil qu'il n'y paraît. La critique anglo-saxonne a en revanche mieux compris et apprécié ce Cosmos, qui a reçu tout de même, au festival de Locarno, le Léopard d'Argent de la meilleure réalisation.
À vrai dire, ce n'est pas un film dans lequel on entre avec désinvolture. Habitués que nous sommes aux images faciles d'œuvrettes plus commerciales les unes que les autres, il nous faut un temps de réadaptation lorsque l'on nous met en présence d'une œuvre véritable. Or, Zulawski, pour rien au monde, ne renoncerait à sa condition d'artiste. On retrouve avec plaisir dans Cosmos la patte de l'auteur de L'Important c'est d'aimer. Cette fois, de manière peut-être aussi emblématique qu'avec Dostoïevski, dont il donnait jadis une interprétation "hystérique" des romans, Zulawski déchiffre dans l'univers de Gombrowicz quelque chose qui lui ressemble exactement, peut-être parce qu'ils sont tous les deux polonais, exilés soit par goût, soit par nécessité. Ils se ressemblent en tout cas dans ce besoin constant de provoquer, et d'aller jusqu'au bout de leur audace.
Cosmos était un roman de Gombrowicz que je n'avais pas lu. L'adaptation de Zulawski m'a donné envie de le lire, et je n'ai pas été déçu. Ce qui m'a le plus étonné, c'est cette façon qu'a eue le metteur en scène de rester fidèle à l'œuvre tout en la reprenant à son compte. D'une narration étrange, presque étouffante, il fait une mise en images parfaitement fluide, légère, appétissante. Les acteurs disent le texte de manière superbe, et jouent à ravir cette pauvre humanité perdue, noyée dans le cosmos infini.
Certaines pages de Gombrowicz faisaient montre déjà de cette délicatesse dont Zulawski a su retrouver le ton. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer un passage du livre, qui fera comprendre aux spectateurs du film comment un même esprit, par-delà le temps, par-delà une forme d'art, peut se perpétuer – comme une touche d'espoir parmi tant de misère : "Elle mentait. Non, elle ne mentait pas! C'était vérité et mensonge à la fois. Vérité parce que cela correspondait aux faits. Et mensonge, parce que l'importance de ses paroles – je le savais déjà – ne venait pas de leur vérité, mais de ce qu'elles provenaient d'elle, comme son regard, comme son parfum. Ce qu'elle disait était incomplet, compromis par son charme, inquiet et comme suspendu..."
Illustration : Witold Gombrowicz
16:41 Publié dans Film | Tags : witold gombrowicz, andrzej zulawski, cosmos, dostoïevski, cinéma, festival de locarno, l'important c'est d'aimer, polonais, humanité | Lien permanent | Commentaires (0)
08/12/2015
Wittgenstein et l'exigence de la pensée
Tout ce qui a trait à Ludwig Wittgenstein m'intéresse depuis fort longtemps, tant son œuvre que sa vie, d'ailleurs toutes les deux liées à un point tel que les dissocier serait une erreur tragique. Lorsqu'on étudie la philosophie de Wittgenstein, il faut en même temps étudier sa vie, selon moi. Les spécialistes ne s'y sont pas trompés, du reste, tels Brian McGuinness ou d'autres, qui dans leurs essais sur Wittgenstein ont mélangé les deux aspects étroitement.
C'est dire si le volume de la Correspondance philosophique, qui paraît ces jours-ci, représente un événement important pour la connaissance de Wittgenstein, l'homme mais aussi le philosophe. Ces échanges épistolaires avec des universitaires, certains bien connus dans le monde de la logique philosophique, couvrent la période allant de 1911, moment où Wittgenstein arrive à Cambridge, jusqu'à 1951, date de sa mort.
Le ton de ces lettres est assez égal, quel que soit le correspondant. On y redécouvre un Wittgenstein très intransigeant sur le plan de la pensée, mais aussi sur l'intégrité des relations humaines. On survole sa carrière de professeur, métier qu'il n'aimait pas réellement, se plaignant souvent de ses étudiants. On y constate surtout le travail harassant de sa propre recherche philosophique, traversée constamment de multiples découragements. Il écrit par exemple à Watson, en août 1940 : "L'une des pires choses que je ressens est l'absence totale d'espoir qu'il y a à faire un travail comme le mien par les temps qui courent – l'impossibilité totale, pour des tas de raisons, d'enseigner la philosophie." Beaucoup de ces remarques sont la preuve d'un état dépressif, avec cependant de belles rémissions.
Wittgenstein, durant toutes ces années passées à Cambridge, ne publie aucun livre. On le trouve à plusieurs reprises très agacé de voir des collègues utiliser ses découvertes dans leurs propres travaux, sans toujours en indiquer la source. C'est l'objet de l'unique lettre envoyée à Rudolf Carnap en 1932. Wittgenstein savait se montrer sévère dans ses propos, mais toujours à l'aune de ce qu'il exigeait de lui-même.
Les lettres de Wittgenstein sont en général plutôt froides. Il va droit à l'essentiel, et manie l'ironie avec une dextérité parfois inquiétante. Une Correspondance se lit toujours un peu comme un Journal intime, avec cette sensation de dispersion qui, dans le cas de Wittgenstein, reste cependant limitée. Avec certains de ses amis, il savait quand même montrer plus de chaleur (ainsi avec Norman Malcolm).
À côté de cette Correspondance "professionnelle", qui fait l'objet de ce déjà gros volume, il reste tout ce que Wittgenstein a écrit à sa famille et à ses amis. On en connaît quelques morceaux, qui ont été publiés ici ou là, mais il faut espérer qu'un autre tome viendra un jour les proposer tous aux lecteurs. Il y a toujours eu une dimension éthique chez l'auteur du Tractatus, dimension qui apparaît de manière si manifeste dans la moindre chose qu'il a écrite.
Un passage d'une lettre à Russell, à propos justement du Tractatus, illustre parfaitement cette manière si unique de penser, et qui a, semble-t-il, encore tout l'avenir devant elle : "Le point essentiel est la théorie qui distingue ce qui peut être exprimé (gesagt) par des propositions – c'est-à-dire par le langage – (ou, ce qui revient au même, ce qui peut être pensé), et ce qui ne peut pas être dit, mais seulement montré (gezeigt). Et cette théorie est, à mon sens, le problème cardinal de la philosophie." (Août 1919)
Ludwig Wittgenstein, Correspondance philosophique. Traduit par Élisabeth Rigal. Éditions Gallimard, "Bibliothèque de philosophie". 39 €.
18:01 Publié dans Philosophie | Tags : ludwig wittgenstein, brian mcguinness, cambridge, philosophie, tractatus logico-philosophicus, bertrand russell, éthique | Lien permanent | Commentaires (0)
21/11/2015
Une biographie de Lévi-Strauss
Si, à l'inverse de Claude Lévi-Strauss, vous aimez les voyages, celui que vous propose Emmanuelle Loyer, dans cette biographie du grand ethnologue français, vous passionnera. Il ne lui faut pas moins de quelque huit cents pages pour retracer la vie de l'auteur de Tristes Tropiques, ses propres voyages, au Brésil dans les années trente, ou au Japon plus récemment, ses livres d'anthropologie structurale publiés avec la régularité d'une horloge suisse. Cela vous prendra plusieurs jours de lecture, pour faire le tour complet d'une aventure intellectuelle parmi les plus prodigieuses que le XXe siècle nous ait offertes.
Sur Lévi-Strauss, quelques interrogations persistent, qui en font un esprit souvent énigmatique : pourquoi, alors qu'il était élève en hypokhâgne, renonce-t-il à présenter le concours ? Pourquoi, après l'agrégation de philosophie, décide-t-il de se tourner vers l'ethnologie, qu'il apprendra sur le terrain ? Ou encore, pourquoi est-il candidat à l'Académie française en 1973 ? Emmanuelle Loyer a le bon ton de ne pas asséner des réponses trop carrées, mais de laisser au personnage une certaine dose d'ambiguïté qui fait tout son charme.
La position de Lévi-Strauss sur la philosophie est plutôt intéressante. On se souvient peut-être de la polémique avec l'existentialisme de Sartre. En fait, c'est le champ entier de la pensée que Lévi-Strauss entend annexer avec l'anthropologie structurale : "L'opération Lévi-Strauss, écrit Emmanuelle Loyer, consacrée par sa Leçon inaugurale au Collège de France en janvier 1960, consiste donc à rapatrier cet étage de la synthèse généraliste dans la maison mère de l'anthropologie et à ne pas laisser aux autres (disciplines) le soin de conclure en termes universels." Des critiques avaient également noté un fait qui me paraît important, en reprenant une parole même de Lévi-Strauss au sujet des relations entre anthropologie et art : "L'ethnologie, déclarait-il tout de go, me paraît tenir de la création artistique."
Pour s'en assurer véritablement, il n'est que de lire le volume de la Pléiade qui a été consacré en 2008 à Lévi-Strauss, et dont le sens, selon les préfaciers, est tout orienté vers la chose littéraire. Comme si la science ethnologique, pour donner sa pleine puissance, avait besoin d'être considérée avant tout comme un art. C'est sans doute ce qui donne aux œuvres de Lévi-Strauss cette universalité, qui nous semble depuis toujours si manifeste et si belle.
Lévi-Strauss, d'Emmanuelle Loyer. Éditions Flammarion, coll. "Grandes biographies", 32 €.
16:25 Publié dans Anthropologie | Tags : claude lévi-strauss, tristes tropiques, emmanuelle loyer, brésil, japon, anthropologie structurale, ethnologie, sartre, existentialisme, philosophie, collège de france, création artistique, littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
29/10/2015
Maître Eckhart, l'étoile du matin
Je ne crois pas que l'on dispose de portrait avéré de Maître Eckhart, qui a vécu entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe (ses dates de vie et de mort sont sujettes à caution). Certaines de ses œuvres ont été perdues. On sait qu'il fut un haut responsable dominicain, auteur de nombreux livres de théologie qui tendaient à la mystique. Une bulle du pape Jean XXII l'accusa d'hérésie le 27 mars 1329, Eckhart étant probablement déjà mort.
Il faut distinguer chez Maître Eckhart une double inspiration, entre ses ouvrages écrits en latin et ceux en allemand. Les sermons et les traités font partie de cette deuxième catégorie ; ils s'adressaient au tout-venant. Le latin était réservé aux travaux universitaires, à la recherche proprement dite. Je connaissais jusqu'à présent principalement l'œuvre en allemand. J'avais lu, il y a quelques années, l'excellent volume des "Sermons et Traités" traduit par Paul Petit en 1942, et réédité dans la collection "Tel" de Gallimard. Dans ces textes, Eckhart faisait montre d'une belle inventivité intellectuelle, que l'allemand plus que le latin lui permettait.
Le Commentaire du Livre de la Sagesse, qui vient d'être traduit en français, appartient aux œuvres en latin. D'emblée, on y sent donc une discipline plus systématique, mais néanmoins d'une grande séduction théorique. Le Livre de la Sagesse est commenté extrait par extrait, de manière d'ailleurs non exhaustive. Dans son introduction, Marie-Anne Vannier nous dit à ce propos cette chose intéressante : "À sa manière, Eckhart anticipe une méthode qui sera reprise ensuite [...] et qui est actuelle. Cette méthode n'est pas sans être influencée par Maïmonide, qui préconisait une lecture rationnelle de l'Écriture pour aider les intellectuels qui restaient perplexes après avoir vainement cherché une conciliation entre le sens littéral de l'Écriture et les vérités rationnelles."
Le texte biblique est ainsi passé au crible méticuleux des commentaires. Eckhart s'appuie aussi bien sur Aristote, le "Philosophe", qui lui permet une construction ontologique, d'ailleurs promise à un bel avenir en philosophie : "il faut remarquer, écrit par exemple Eckhart au quinzième chapitre, que toute puissance reçoit son être, qu'elle est tout entière par son essence, de l'acte pour lequel elle existe". Heidegger a été influencé par de tels passages.
Maître Eckhart, surtout, est véritablement un grand professeur de lecture, dont la méthode herméneutique pour comprendre un texte biblique est grandiose. Tous les éléments, me semble-t-il, se réunissent sous sa plume, et c'est ce qui le distinguera à jamais, pour diriger l'analyse vers une perspective mystique, proche et lointaine à la fois, dont il garde soigneusement la maîtrise. Il est très difficile de ne pas y être sensible, — même dans cette œuvre en latin.
Maître Eckhart, Commentaire du Livre de la Sagesse. Traduction de Jean-Claude Lagarrigue et Jean Devriendt. Introduction et commentaires de Marie-Anne Vannier. Éd. Les Belles Lettres, coll. "Sagesses médiévales", 35 €.
Illustration : Cy Twombly
11:32 Publié dans Livre | Tags : maître eckhart, sermons et traités, commentaire sur le livre de la sagesse, dominicain, théologie, mystique, philosophie, latin, allemand, la bible, heidegger, aristote, herméneutique, ontologie | Lien permanent | Commentaires (0)