08/03/2022
Un livre de souvenirs de l'académicien français
Jean-Marie Rouart par Jean-Marie Rouart
Je me souviens du premier livre de Jean-Marie Rouart que j’ai lu. C’était un essai sur le suicide, intitulé Ils ont choisi la nuit. Nous étions en 1985, et je suivais, sans y croire, des études de droit assommantes et sans avenir pour moi. La question de ma propre disparition se posait alors à mes yeux, comme une idée à cultiver, sans forcément passer à l’acte (du moins pas dans l’immédiat). La malheureuse perspective qui était la mienne, de devenir un juriste austère, enfermé dans un bureau poussiéreux à lire des articles de loi, ne m’égayait nullement. La seule matière qui soulevait quelque intérêt en moi était les sciences politiques. Hélas, elle était reléguée en option. Le reste me faisait périr d’ennui.
Il était donc logique, dans ce contexte très dépressif, que je me rabatte sur la lecture des livres, ma vraie passion depuis l’enfance. La presse spécialisée faisait mes délices. À cette époque, Jean-Marie Rouart jouait un rôle de tout premier plan dans la vie littéraire. Romancier, il était aussi un brillant critique et dirigeait avec succès le supplément des livres du Quotidien de Paris. Il devait d’ailleurs revenir ensuite au Figaro de Robert Hersant, accomplir la même tâche. On n’imagine plus aujourd’hui l’intensité de cette vie littéraire et intellectuelle qui, chaque semaine, battait au rythme des articles et des chroniques régulières. La presse de gauche faisait encore un travail admirable, la culture ayant toujours été son pré carré traditionnel. Dans ces années-là, le grand Bernard Frank confectionnait son interminable chronique dans l’éphémère quotidien socialiste Le Matin. Il devait la poursuivre par la suite au Monde, puis au Nouvel Obs jusqu’à sa mort.
Je dois dire que c’est en devenant un lecteur assidu de cette presse que j’ai appris, délaissant le droit, ce qu’était la littérature. C’est donc avec beaucoup de curiosité, ainsi que de nostalgie, que j’ai lu le livre de souvenirs de Jean-Marie Rouart, paru ces jours-ci, Mes révoltes. Il y traite de ces années d’effervescence, vécues pour ainsi dire de l’intérieur. Certes, il ne fait parfois que survoler les grandes périodes charnières, mais en laissant entrevoir comment il sut les accompagner de sa remarquable énergie créative. Il relate les rencontres extraordinaires ou, parfois, décevantes, qu’il put faire dans ce milieu du journalisme parisien. Il rend par exemple un hommage appuyé à Paul Guilbert, personnage hors du commun, qui lui fit connaître Philippe Tesson, patron du Quotidien de Paris. Ce journal fut l’une des plus belles aventures de sa vie, avec la réunion de jeunes et remarquables journalistes, voués plus tard à une inoubliable carrière (de Dominique Bona à Éric Neuhoff).
Au Figaro, les choses n’avaient pas été aussi agréables, du moins dans un premier temps. C’est là que Rouart avait fait ses débuts, en enquêtant sur des affaires sensibles. On y perçoit déjà le Rouart épris de justice, qui culminera bien plus tard avec sa défense du jardinier marocain Omar Raddad, accusé à tort de meurtre. Puis, Jean d’Ormesson fut nommé, de manière très arbitraire, directeur du Figaro. Cela nous vaut un portrait authentique, sans complaisance aucune, il faut le souligner, de celui qui deviendra son meilleur ami. Jean d’O n’était pas fait pour cette fonction accaparante, qui lui gâchait littéralement la vie. Il « n’avait aucune expérience de ce qu’était le journalisme », estime Rouart. Pour ainsi dire mis à la porte du journal, après une brouille avec Jean d’Ormesson, Rouart en profita pour régler ses comptes dans un roman à clefs, Les Feux du pouvoir, futur prix Interallié. Quelques années plus tard, Jean-Marie Rouart revenait au Figaro par la grande porte.
À travers toutes ces péripéties, ce « roman » d’une vie, Jean-Marie Rouart tire, dans Mes révoltes, le bilan de son existence. On s’aperçoit que tout n’a pas été toujours facile pour lui, notamment le procès en diffamation qui suivit la publication de son livre Omar, la construction d’un coupable, au début des années 2000. Il s’arrête longuement sur cette affaire. Rouart n’est pas ce privilégié insouciant, qu’on nous présente souvent, réfugié à l’Académie française. C’est au contraire un homme de conviction, qui a besoin de combattre pour se sentir exister. L’adversité l’a fait souvent réfléchir à la condition humaine, et aux injustices d’une société qu’il trouve tellement imparfaite. Il fait l’aveu très simple de cette découverte dans les dernières pages de son livre : « La clé qui me manquait m’apparaissait : la société elle-même. Sous ses dehors si policés, ses raffinements plaisants, ses délicieux accommodements avec ceux qui se plient à ses exigences, elle pouvait se muer en impitoyable machine à broyer les faibles, les marginaux, les indomptés. » On reconnaît bien ici le style de Rouart, lorsqu’on est familier de ses romans, depuis La Fuite en Pologne (1974), cette sorte d’élan qui le porte à la rébellion, et donc vers la littérature. Car, ajoute-t-il, quels sont ceux dont la mission, face à cet état de fait désespérant, est de rétablir la vérité et la justice ? Eh bien, les artistes, nous dit Rouart, et en particulier les écrivains.
Il me semble que, dans Mes révoltes, Jean-Marie Rouart a cherché à atteindre la plus grande sincérité possible. C’est un retour sur lui-même, pour tâcher de clarifier le portrait qu’il veut laisser à la postérité ‒ assez loin de celui que ses détracteurs colportent souvent, notamment à gauche. Et pourtant, l’homme est d’une ouverture d’esprit très avérée : à propos du Quotidien de Paris, par exemple, il pouvait résumer d’un mot son projet essentiel : « On avait choisi d’abolir les oppositions politiques au bénéfice de deux dieux : le talent et la liberté d’esprit. » Voilà une jolie formule, qui me paraît s’appliquer parfaitement à Jean-Marie Rouart, réformateur toujours insatisfait du monde qui l’entoure. En ces temps difficiles que nous traversons, elle garde toute sa valeur, plus que jamais.
Jean-Marie Rouart, Mes révoltes. Éd. Gallimard, 20 €.
06:47 Publié dans Livre | Tags : jean-marie rouart, mes révoltes, suicide, figaro, robert hersant, quotidien de paris, bernard frank, éric neuhoff, dominique bona, jean d'ormesson, académie française, la fuite en pologne | Lien permanent | Commentaires (0)
22/02/2022
Une nouvelle adaptation de Maigret au cinéma
Maigret par Depardieu
En cette année 2022, le cinéma rend hommage à Georges Simenon. Deux films tirés de ses œuvres sont programmés, avec, pour tous les deux, dans les rôles principaux, Gérard Depardieu. D’abord Maigret, de Patrice Leconte, qui sort ce mercredi, adapté de Maigret et la jeune morte. Puis, prévu en octobre, Les Volets verts, de Jean Becker, d’après un « roman dur » qui narre la fin de parcours tragique d’un grand acteur parisien. L’occasion pour l’imposant Depardieu d’incarner, dans les deux cas, des personnages vieillissants, dans leur déclin, peut-être proches de lui.
J’ai vu seulement en avant-première le Maigret, après avoir relu le roman dont il est tiré. C’est sans doute l’un des meilleurs de la série. Une jeune fille est retrouvée morte dans une rue de Paris. Elle n’a aucun papier d’identité sur elle, et l’enquête part donc de zéro. Maigret va se prendre de passion pour cette affaire. Il se fixe sur la personnalité de la morte, qu’il essaie de reconstituer bribe par bribe. C’est sa technique pour arriver à l’assassin. « Car, jusqu’ici, écrit Simenon dans le cours du roman, ce n’était pas à l’assassin qu’il avait pensé, mais à la victime, c’était sur elle seule que l’enquête avait porté. Maintenant enfin qu’on la connaissait un peu mieux, il allait être possible de se demander qui l’avait tuée. » Le film également insiste beaucoup sur cette sorte de fascination de Maigret pour les jeunes filles perdues, livrées à elles-mêmes dans une ville dangereuse. Elles sont fragiles, trop faibles, et c’est pour cela que le commissaire, sentant naître en lui une fibre paternelle, voudrait les protéger. La jeune morte, chez Leconte, est orpheline, et aurait pu être l’enfant que Maigret n’a pas eu.
En même temps, Leconte et Depardieu proposent une synthèse du personnage de Maigret. Ils récapitulent tout ce qu’on sait de lui, son génie pour percer à jour les caractères les plus pervers, pour comprendre ce qui s’est réellement passé lors d’un crime et qui n’est évidemment jamais très beau. Maigret évolue, c’est son métier, dans un univers de passions humaines très noires, souvent sordides. En n’hésitant pas à s’y plonger, à s’en imprégner, il parvient à les révéler au grand jour. Il suffit qu’il apparaisse quelque part, masse grise et animale, qu’il pose deux ou trois questions dont il a l’art, et les situations les plus mystérieuses se dénouent peu à peu. Maigret n’est pas pressé. À un moment, dans le film (qui souligne cette dimension « zen »), il confie même à sa femme : « J’évite de penser. »
Maigret est un film qui repose avant tout sur les épaules de Depardieu, comme si l’acteur avait réussi une parfaite et complète osmose avec son personnage. La caméra ne le quitte jamais, même si, pour lui donner la réplique, des comédiens remarquables, comme Hervé Pierre ou Aurore Clément, ont été convoqués. Il y a aussi André Wilms, dont ce fut le dernier rôle, pour une prestation étonnante et énigmatique. Pour le personnage qu’il joue, le temps s’est arrêté. Il est demeuré dans le passé, et sa folie douce ne le quitte plus. Il ressemble un peu à Maigret.
Le roman de Simenon, ai-je trouvé, avait un côté « modianesque » avant la lettre. Le film de Leconte a gommé cet aspect ; il est cependant bel et bien le constat brutal de la fin d’un monde, qui ne reviendra pas. C’est de manière très claire une méditation sur un certain cinéma français, dont la disparition est de plus en plus effective.
Je ne doute pas, pour l’avoir, elle aussi, relue, et avec plaisir, que l’histoire racontée dans Les Volets verts sera tout autant, pour Depardieu, l’occasion d’une épreuve de vérité. Ma hâte est grande de voir ce monstre sacré se coltiner le personnage de Maugin, comédien fascinant en fin de règne, alcoolique, prisonnier de toutes ses contradictions, dans l’univers sans pitié du spectacle.
Ces deux films, et ces deux romans, apportent la preuve qu’aujourd’hui Georges Simenon a encore bien des choses à nous dire. On a fini par le prendre au sérieux, il est même entré dans la Pléiade. Avec ses livres simples, concis, mais porteurs d’une humanité profonde, il est un romancier qui sait particulièrement toucher le cœur du lecteur contemporain, las des scénarios démesurés et sans âme.
Georges Simenon, Maigret et la jeune morte, 1954. ‒ Du même, Les Volets verts, 1954. Disponibles au Livre de Poche.
Maigret, film de Patrice Leconte avec Gérard Depardieu, en salle le 23 février. ‒ Les Volets verts, film de Jean Becker, scénario de Jean-Loup Dabadie, avec Gérard Depardieu, sortie prévue en octobre 2022.
06:29 Publié dans Film | Tags : simenon, gérard depardieu, maigret, les volets verts, patrice leconte, jean becker, zen, hervé pierre, aurore clément, spectacle | Lien permanent | Commentaires (0)
21/01/2022
Le nouveau roman de Houellebecq
Michel Houellebecq : anéantir, une belle réussite romanesque
Le nouveau roman de Michel Houellebecq, anéantir, a été accueilli en fanfare. La couverture, spécialement conçue par l’auteur, blanche et cartonnée, avec un signet rouge, comme dans la Pléiade, a fait beaucoup parler d’elle. Il faudra s’y habituer, cette présentation rigide est déjà en vogue dans les pays anglo-saxons, et semble contredire le côté « jetable » des produits manufacturés contemporains. Le livre est là pour durer ; du moins, telle est la volonté de Houellebecq, qui nous offre donc un gros roman agréable à tenir en main, esthétique pour l’œil, avec une référence visuelle, pourquoi pas, au « white album » des Beatles. Pour ma part, j’ai plutôt apprécié. Reste maintenant à savoir ce que vaut sur le fond anéantir, et je dois dire que, là aussi, j’ai été plutôt séduit.
Après Soumission et Sérotonine, deux grandes réussites littéraires, Houellebecq a décidé de creuser dans la même veine, une sorte de réalisme romanesque, tempéré par un art de la litote qui l’apparente aux meilleurs moralistes français. L’histoire est assez simple. Paul, le personnage principal, la quarantaine, énarque, est conseiller du ministre de l’économie, à Bercy. Nous sommes à la veille de l’élection présidentielle de 2027. Des attaques terroristes viennent perturber un climat social apaisé, alors que l’économie repart à la hausse. Il s’agit, on le constate, d’une « dystopie », et cela permet à Houellebecq de nous concocter d’ingénieuses considérations sur la politique. Et d’appuyer aussi sur le thème de l’amitié, grâce à celle qui rapproche Paul de son ministre, Bruno (calqué sur l’authentique Bruno Le Maire), homme d’État promis, il est vrai, à un grand destin ‒ peut-être celui de devenir un jour ou l’autre président de la République.
Néanmoins, l’aspect essentiel d’anéantir réside, outre sa dimension sociologique, dans les relations humaines, celles entre Paul et sa femme Prudence, ainsi que celles, plus complexes, avec sa famille. C’est ce qui intéresse Houellebecq avant tout, et là où il est très fort. Le thème de la fin de vie est également très présent. Nous savons, après l’article retentissant paru il y a peu dans Le Figaro, que la mort obsède Houellebecq. Lorsque le père de Paul est atteint d’un AVC et en ressort très handicapé, le roman se concentre sur la question de l’euthanasie et de la qualité des soins en EHPAD. Houellebecq prône, même dans les pires épreuves, une sorte de réconciliation avec la vie. À la fin du roman, ce sera au tour de Paul lui-même d’être confronté à la maladie et d’accueillir l’éventualité de sa propre disparition. Houellebecq, qui s’est documenté très sérieusement sur l’aspect technique de ce qu’il raconte, nous expose d’une manière dramatique et saisissante comment soudain, dans la vie, la mort peut surgir et s’infiltrer de manière implacable. Je dois dire que j’ai été bouleversé par ces pages sans effets particuliers, sobres, parmi les plus belles de Houellebecq, dans lesquelles son écriture extrêmement fluide fait des merveilles.
Houellebecq y met juste ce qu’il faut de digressions sur Dieu et la religion. Le personnage de Paul, fort intelligent, n’est pas pour autant un pur intellectuel. Il confère à ce qui lui arrive une dimension toute humaine. « Le monde était-il matériel ? C’était une hypothèse, mais pour ce qu’il en savait le monde pouvait aussi bien être composé d’entités spirituelles... » Depuis Soumission, au moins, on sent Houellebecq hésiter à franchir le pas de la croyance religieuse. Face au nihilisme grandissant du monde moderne, il semble se demander, comme avant lui Huysmans, si la religion ne lui apporterait pas la sérénité qu’il espère. Dans un passage, il cite même un verset de Claudel, et on sent qu’il regrette de ne pouvoir le reprendre à son compte : « Je sais que là où le péché abonde, là votre miséricorde surabonde. »
Malgré l’aspect tragique de son roman, Houellebecq me paraît, dans anéantir, s’être réconcilié pour une part avec l’existence. Son personnage de Paul, son alter ego, n’est pas un homme révolté. Il ne veut pas renverser l’État, et, lorsqu’il tombe malade, il l’accepte, avec angoisse, sans doute, mais de façon plutôt fataliste. Dans anéantir (le titre même aurait pu induire plus d’agressivité et de rébellion), Houellebecq ne fait nullement œuvre de subversion. C’est peut-être dommage. Il est rentré dans le rang, bien sagement ‒ avec pour seul viatique la certitude qu’il faut traverser cette existence le mieux possible, sans être dupe de la société et de ce qu’elle vous impose parfois à mauvais escient. Une sagesse perce, en filigrane, comme si un nouveau Houellebecq était en train de naître. Il a la pudeur de ne pas insister à outrance sur cet état d’esprit. Il écrit d’ailleurs, dans les « remerciements », de manière assez amusante : « Je viens par chance d’aboutir à une conclusion positive : il est temps que je m’arrête. »
J’attends d’ores et déjà les prochains livres de Michel Houellebecq, avec la plus grande et belle impatience...
Michel Houellebecq, anéantir . Éd. Flammarion, 26 €.
À lire également, Misère de l’homme sans Dieu. Michel Houellebecq et la question de la foi. Sous la direction de Caroline Julliot et Agathe Novak-Lechevalier. Éd. Flammarion, collection « Champs essais », 14 €.
14:12 Publié dans Livre | Tags : michel houellebecq, anéantir, réalisme romanesque, sociologie, euthanasie, mort, fin de vie, religion, claudel | Lien permanent | Commentaires (0)
18/12/2021
Retour sur le jeune romancier François-Henri Désérable
L’un des prix littéraires les plus convoités de la saison est le Grand Prix du roman de l’Académie française. Cette année, il a été attribué au jeune romancier de 34 ans François-Henri Désérable, pour son roman, Mon maître et mon vainqueur. En le couronnant, les académiciens français ont fait preuve d’une grande jeunesse d’esprit, et ont comme lancé un message, selon lequel la vraie et bonne littérature était celle qui se dégustait avec la plus vivante alacrité.
Mon maître et mon vainqueur est le quatrième roman de François-Henri Désérable. Il faut surtout noter, paru en 2017, Un certain M. Piekielny, dont l’intrigue est inspirée d’une péripétie toute secondaire, mais curieuse, du fameux roman de Romain Gary, La promesse de l’aube. Elle permettait au jeune romancier de rendre hommage à un auteur qui, sans doute, a joué un rôle important dans sa formation littéraire. Si François-Henri Désérable se reconnaît un devancier qui l’aura fortement inspiré en littérature, c’est bien Romain Gary ‒ davantage, selon moi, qu’Albert Cohen. Disons-le tout de suite, avec Mon maître et mon vainqueur, on pense souvent à Émile Ajar, le double fantasmatique de Romain Gary, celui grâce auquel l’auteur prolifique des Cerfs-volants obtiendra le prix Goncourt une deuxième fois, avec le grandiose La Vie devant soi, en 1975.
L’histoire qui nous est racontée dans Mon maître et mon vainqueur est extrêmement bien agencée, et le suspense final, jamais appuyé, arrive de la manière la plus naturelle et la plus drôle qui soit. C’est une histoire d’amour un peu ébouriffante, avec une héroïne qui sort presque de l’ordinaire. Tina est une jeune actrice, passionnée de Verlaine et de Rimbaud. Pour la présenter, François-Henri Désérable précise : « Tina dès le matin se récitait toujours deux poèmes, un de Verlaine, un de Rimbaud : elle n’aimait rien tant que la poésie de Verlaine et de Rimbaud. » Tina est mariée à Edgar, surnommé « la Doudoune ». Les maris n’ont jamais le beau rôle, dans les romans, sinon il n’y aurait plus de romans. Car Tina a aussi un amant, Vasco, avec lequel elle vit une folle passion : « elle avait honte, pas seulement de faire ce qu’elle faisait, mais bien pire, d’être ce qu’elle était ‒ infidèle, déloyale, irresponsable ; elle maudissait ses faux-semblants, sa duplicité, ses mensonges... » Tina est incontestablement une belle héroïne, en ce que par sa beauté et son tempérament de feu elle va semer autour d’elle la destruction. Mais, je le répète, toute cette histoire est racontée avec humour et allégresse. J’ai songé parfois à l’humour juif new-yorkais, propre à un Woody Allen.
François-Henri Désérable ne nous fait jamais la morale. Il se contente de narrer avec jubilation cette histoire somme toute banale, à laquelle il insuffle un esprit qui rappelle aussi un peu Raymond Queneau. La ville de Paris joue un grand rôle, dans Mon maître et mon vainqueur, et Tina est l’archétype de la Parisienne du XXIe siècle. Décidément, voilà un roman bien séduisant, dont je vous laisse découvrir le dénouement avec étonnement.
François-Henri Désérable, Mon Maître et mon Vainqueur. Éd. Gallimard, 18 €.
07:12 Publié dans Livre | Tags : françois-henri désérable, mon maître et mon vainqueur, romain gary, la promesse de l'aube, un certain m. piekielny, émile ajar, woody allen, humour juif, raymond queneau, paris | Lien permanent | Commentaires (0)
01/12/2021
Un cinéaste chamane
Memoria, Prix du Jury au Festival de Cannes, est le neuvième long métrage du cinéaste thaïlandais de 51 ans, Apichatpong Weerasethakul, surnommé « Joe » par ses proches. En 2010, il avait reçu la Palme d’or à Cannes pour Oncle Boonmee. Je ne rate jamais un film de lui ; c’est un metteur en scène fascinant, avec un univers propre, qui n’hésite pas, à chaque œuvre, à se remettre en question et à briser la non-contingence. AW a l’habitude d’aller jusqu’au bout de lui-même, et même plus loin encore.
L’héroïne de Memoria, nommée Jessica, et jouée par la remarquable Tilda Swinton, sosie presque parfait de David Bowie, perçoit un son étrange que personne d’autre n’entend autour d’elle. Il s’agit d’un « Bang ! », qu’elle décrit comme une énorme boule de béton se rétrécissant, quelque chose de « terreux », venant du centre de la Terre. Pour Jessica, cette sensation anormale est comme une écharde permanente et obsédante, qui vient bouleverser sa vie de botaniste, spécialiste des orchidées. J’ai pensé à saint Paul, qui lui aussi avait son « écharde », sa maladie chronique, et qui écrivait dans la deuxième épître aux Corinthiens : « Aussi, pour que je ne sois pas trop orgueilleux, il m’a été donné une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me frapper... »
Memoria retrace la délivrance de Jessica, en un cheminement initiatique très riche, plein de significations philosophiques essentielles. Elle s’adresse d’abord à un ingénieur spécialiste du son. Il lui restitue assez facilement, grâce à la technique, le bruit mystérieux qui la mine intérieurement. Mais c’est insuffisant. Rien de significatif n’en ressort pour Jessica. Un mot, du reste, s’accole à cet ingénieur du son, par ailleurs musicien : delusion, en anglais, « tromperie » en français, comme si finalement il ne possédait pas la clef du problème.
La vérité, en revanche, va sortir d’une rencontre avec un chamane authentique, homme vivant en solitaire dans une cabane en pleine nature. Lorsque Jessica arrive, le chamane écaille des rougets. Ils commencent à parler, la conversation est ponctuée de silences. Cette séquence du film dure à peu près trois quarts d’heure. Elle est constituée en majorité de plans fixes, comme si une telle économie de mouvements devait garantir l’au-delà du sens, que le cinéaste nous montre. Grâce au chamane et à ses pouvoirs empathiques, Jessica, extrêmement réceptive, comprend d’où vient le « Bang ! » qu’elle subit depuis le début. C’est un bruit qui, en fait, appartient au chamane lui-même, comme si Jessica était parvenue enfin à remonter jusqu’à la source de son trouble, pour l’exorciser définitivement.
Le réalisateur offre, dans ce film, une vaste symphonie des éléments, toute orientée vers la religion fondamentale de l’humanité, dont le chamanisme a su être le réceptacle, lui qui recueille les récits des mondes disparus, et des anciennes civilisations. On retrouve, dans Memoria, bien des thèmes chers à « Joe », comme le plaisir de filmer dans un hôpital, et puis, surtout, l’importance du sommeil. Jessica a perdu le sommeil, par exemple. Le chamane lui fait la démonstration d’un sommeil qui est presque une mort, on ne sait pas vraiment. « Je me suis juste arrêté », dit-il en reprenant vie.
On a pu comparer Memoria à certains films de Tarkovski. Ce rapprochement est très éclairant : les deux cinéastes se réunissent dans cette recherche approfondie du chamanisme. Souvenons-nous, dans Le Sacrifice, du personnage de la « sorcière », en phase avec une spiritualité païenne profonde.
Après la séance, je suis revenu chez moi en tramway, et, durant le trajet, j’ai ouvert ma petite anthologie de la poésie française au poème de Valéry, « Le cimetière marin ». J’y ai retrouvé un même esprit poétique, par exemple dans le passage suivant : « Sais-tu, fausse captive des feuillages, / Golfe mangeur de ces maigres grillages, / Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, / Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, / Quel front l’attire à cette terre osseuse ? / Une étincelle y pense à mes absents. »
06:43 Publié dans Film | Tags : memoria, apichatpong weerasethakul, tilda swinton, saint paul, écharde, chamanisme, tarkovski, paul valéry | Lien permanent | Commentaires (1)
20/10/2021
Xavier Giannoli adapte Balzac au cinéma
J’ai toujours eu la plus vive admiration pour Balzac, ce génie visionnaire, ce sociologue avant la lettre d’une société du spectacle dont il a analysé de manière si transparente tous les rouages. Balzac est l’auteur que les ambitieux doivent lire. Je le conseille souvent aux jeunes gens qui cherchent leur voie. Faut-il pour autant l’adapter au cinéma ? Pourquoi pas, histoire de se replonger dans un univers fascinant, aux décors et aux costumes d’époque si agréables à la vue ? Mais qu’apporte une mise en images d’une prose aussi parfaite ? Souvent une déperdition, en réalité, sauf exception.
Le réalisateur Xavier Giannoli voulait depuis longtemps travailler sur Illusions perdues, sans doute l’un des plus beaux romans de Balzac ‒ en tout cas celui que Proust mettait au-dessus des autres. L’action se passe sous la Restauration, et concerne le petit milieu du journalisme parisien. Lucien de Rubempré, poète débutant, quitte son Angoulême natal pour conquérir Paris, à la sueur de sa plume, qu’il a habile. Il y sera confronté, malgré une réussite initiale qu’il ne doit qu’à lui-même, à l’influence des femmes, d’abord sa maîtresse, la trop romantique Louise de Bargeton (Cécile de France), puis la cousine de celle-ci, la redoutable marquise d’Espard (Jeanne Balibar). Le film de Giannoli, je dois l’avouer, m’a fait prendre conscience comme jamais du pouvoir des femmes dans la société. La fascinante marquise d’Espard, en l’occurrence, est le pôle vers lequel affluent tous les hommes en quête de position mondaine. Elle est bien introduite à la Cour, et à ce titre favorise les carrières.
Arrêtons-nous un instant sur Jeanne Balibar, cette merveilleuse actrice, qui interprète si bien la marquise. Il y a entre elle et l’univers balzacien une affinité extraordinaire, puisqu’elle jouait déjà, en 2007, dans le film que Jacques Rivette avait tiré de La Duchesse de Langeais, et qui avait été renommé, comme on sait, Ne touchez pas la hache. Pour moi, l’adaptation de Rivette était un chef-d’œuvre absolu, il y recréait une atmosphère parfaitement balzacienne, qui nous faisait toucher du doigt l’âme même de Balzac. Jeanne Balibar en Antoinette de Langeais, ce fabuleux personnage, rayonnait de manière incomparable. L’actrice, c’est connu, est une littéraire. Normalienne, elle a très tôt bifurqué vers le théâtre et a passé quelque temps à la Comédie-Française. Elle a été Dona Prouèze dans Le Soulier de satin ou encore Éléna dans Oncle Vania, etc., etc. Ses prises de position politiques ont fait d’elle une intellectuelle écoutée, qui évolue dans l’intelligentzia comme un poisson dans l’eau. Dans ces personnages de Balzac, et bien d’autres à l’écran, elle exprime une quintessence tout à fait exceptionnelle de l’art de l’acteur. Rien que pour admirer son rôle en marquise d’Espard, figure féminine essentielle de la Comédie humaine, il ne faut pas rater ces Illusions perdues de Giannoli.
Je dois dire que j’ai apprécié également les prestations de Gérard Depardieu en Dauriat, éditeur illettré, de Jean-François Stévenin, dont ce sera le dernier rôle, en Singali, sans oublier, selon moi, l’impeccable Xavier Dolan en Raoul Nathan, écrivain à succès, l’ami véritable de Lucien. Xavier Giannoli a évidemment modifié un peu la trame du roman de Balzac. Il n’était pas possible d’en reprendre l’intégralité, au risque de perdre en clarté (on peut dire qu’aucune adaptation de Balzac, si réussie soit-elle, ne dispensera de le lire dans le texte). Giannoli insiste par exemple beaucoup sur les noms du héros. Rubempré, avec une particule, lui vient de sa mère, mais son vrai patronyme, celui de son père, est un banal Chardon. Pris par son désir effréné de réussite sociale, Lucien voudrait que « Lucien de Rubempré » soit officialisé. Cela lui ouvrirait bien des portes, en effet.
Pour mieux comprendre l’enjeu de cette question, on peut citer ici la réaction de la marquise d’Espard, ulcérée semble-t-il par tant de vergogne : « S’arroger un nom illustre ?… mais c’est une audace que la société punit. J’admets que ce soit celui de sa mère ; mais songez donc, ma chère, qu’au roi seul appartient le droit de conférer, par une ordonnance, le nom des Rubempré au fils d’une demoiselle de cette maison ; si elle s’est mésalliée, la faveur serait énorme, et pour l’obtenir, il faut une immense fortune, des services rendus, de très hautes protections. Cette mise de boutiquier endimanché prouve que ce garçon n’est ni riche ni gentilhomme ; sa figure est belle, mais il me paraît fort sot ; il ne sait ni se tenir ni parler ; enfin il n’est pas élevé... »
Terribles paroles, significatives de l’excellence de la prose de Balzac, qui s’adapte à toutes les situations de manière réaliste et cruelle. Ces sarcasmes de la marquise d’Espard résument tout ce que pouvait être, sous la Restauration, la morgue d’une authentique aristocrate devant un aventurier voulant se pousser du col. Où l’on voit que, pour Lucien, la partie n’était pas gagnée d’avance, comme le montrera surtout la suite du roman, dans Splendeurs et misères des courtisanes...
22/09/2021
Approches de Maurice Blanchot
L’écrivain Maurice Blanchot (1907-2003) jouit, parmi ses quelques lecteurs, d’une rare notoriété, à l’image de l’invisibilité qui fut la sienne jusqu’à sa mort, et au-delà. Il est considéré comme un très grand auteur, son influence secrète est certaine, mais il n’est en général pratiquement jamais cité. Certains jeunes romanciers parfois se souviennent de lui, et lui rendent hommage. Certains philosophes, également, qui reviennent à ses textes, sur le modèle du grand Jacques Derrida autrefois, qui fut son ami. Nous verrons que l’amitié, ici, joue un rôle central ‒ mais une amitié spécifique, régie par des règles draconiennes.
La revue Philosophie, publiée aux éditions de Minuit, a la bonne idée, en ce mois de septembre, de consacrer sa livraison à Blanchot. On sait que Blanchot fut avant tout un critique exigeant et un romancier hermétique, ou en tout cas difficile, et qu’il puisait son inspiration pour une large part dans la philosophie de son temps. Les rédacteurs de Philosophie ont choisi d’insister sur cette influence, évidemment essentielle dans toute l’œuvre de Blanchot, de Thomas l’Obscur au Pas au-delà. Il faut rappeler un élément biographique qui a son importance : dès avant guerre, Blanchot rencontra le philosophe Emmanuel Levinas, et ils devinrent amis. C’est Levinas qui lui fit connaître Heidegger.
Justement, en ouverture de ce numéro de Philosophie, est reproduite une lettre inédite de Blanchot à un correspondant anonyme. Le sujet en est Heidegger. Blanchot se demande s’il faut mettre l’auteur de Sein und Zeit sur un même plan d’égalité que Hegel, Marx et Nietzsche. Ou si une « rupture » se serait dès lors produite ? Dans sa présentation, Étienne Pinat résume de manière habile la réponse ambiguë de Blanchot : « Blanchot identifie chez Heidegger la poursuite d’une tradition qui pense l’homme à partir de la possibilité, et il interprétait déjà dans L’Espace littéraire l’être-pour-la-mort comme la continuation d’une tradition hégélienne et nietzschéenne pensant le rapport à la mort comme un rapport de possibilité. » Mais regardons ce que Blanchot écrit dans cette lettre passionnante, en particulier lorsqu’il avertit qu’à travers le langage même de Heidegger « quelque chose de tout autre s’annonce » : « C’est qu’il est, nous dit Blanchot de Heidegger, peut-être essentiellement un écrivain. […] De là, poursuit Blanchot, le sens solitaire de son apparition ; de là l’amitié intellectuelle que nous lui devons. »
Ces quelques mots de Blanchot sur Heidegger me semblent particulièrement importants. Lorsqu’il affirme que Heidegger n’est pas seulement un philosophe, mais aussi un écrivain, c’est-à-dire finalement un penseur, il indique précisément ce qu’il recherche. Avec Heidegger, mais aussi avec Blanchot, par conséquent, a pris forme une nouvelle manière de procéder. La philosophie devient littérature, au sens le plus performatif et, également, traditionnel du terme. Blanchot voit dans cette confluence suprême la naissance d’un esprit commun, et c’est ce qu’il appelle amitié.
Dans sa contribution sur « La décennie phénoménologique de Maurice Blanchot », Étienne Pinat revient sur cette découverte majeure, et la confirme : « Loin de voir, écrit-il, dans cette analogie entre la démarche de la littérature et de la philosophie contemporaines une simple coïncidence, Blanchot, conformément à sa déclaration de 1938 [dans un article sur La Nausée de Sartre], y voit un lien essentiel. »
Ce numéro de Philosophie propose d’autres articles qui tournent tous autour de l’apport de la phénoménologie chez Blanchot. Ce faisant, et même si elles n’offrent sans doute pas de découvertes nouvelles sur cet auteur (sauf peut-être celle de Danielle Cohen-Levinas), ces contributions forment une introduction idéale aux livres de Blanchot, à mon sens.
Jacques Derrida reste l’un de ceux qui ont le mieux parlé de Blanchot, et expliqué pourquoi il fallait absolument le lire. Dans une conférence intitulée « Maurice Blanchot est mort » (recueillie dans le volume Parages, aux éditions Galilée), il annonçait : « Blanchot n’aura cessé de séjourner dans ces lieux inhabitables pour la pensée, qu’il s’agisse de cette question de l’impossible et de la possibilité de l’impossible ou qu’il s’agisse de l’espace fictionnel, voire littéraire qui accueille le vivre de la mort, le devenir mort-vivant, voire le fantasme de l’enterré vif. »
Aujourd’hui, Maurice Blanchot est mort, mais la pensée de l’amitié, qu’il a contribué à forger, demeure ‒ peut-être à jamais.
Philosophie, numéro 151, septembre 2021. Maurice Blanchot. Éd. De Minuit, 11 €.
09:16 Publié dans Livre | Tags : maurice blanchot, jacques derrida, heidegger, phénoménologie, amitié, pensée, mort | Lien permanent | Commentaires (0)
06/09/2021
Quelques réflexions sur le pass sanitaire
La crise sanitaire a accéléré, au sein de notre société, une évolution qui conduit les citoyens à une limitation de leurs libertés essentielles. C’est du moins ce qu’ils ressentent, et au plus profond d’eux-mêmes pour quelques-uns, face à un gouvernement qui se retrouve dans l’obligation de décider de mesures, parfois fortes, pour lutter contre le Covid, et donc (quand même) sauver des vies. Dans Le Figaro du 19 août, Yvan Rioufol résumait la situation par ces mots provocateurs : « Le pass sanitaire porte une logique tyrannique. »
Dans ces conditions, que faut-il faire ? Refuser le vaccin, et risquer de tomber malade ou de transmettre le virus à une personne à risques ? Se faire vacciner, et rentrer dans un moule conformiste humiliant, acte décisif qui vaut acceptation d’un système politique qu’une frange très limitée de la population rejette toujours ? Nous rencontrons ici une véritable aporie, où devoir choisir est en train de rendre fous les amoureux de la liberté. Ils ont percé à jour le processus négatif de la société, qui a pour objet le tout-contrôle, notamment des individus. Mais avec une impossibilité évidente d’en sortir sans faire de la casse, pour eux-mêmes ou pour autrui, à cause du Covid.
Guy Debord avait analysé ce long mouvement vers la servitude volontaire dans ses Commentaires de 1988. Il parlait du « sentiment vague [éprouvé par les individus] qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente ». C’est un état de fait désormais accepté par une grande majorité de la population : « beaucoup admettent, continue Debord, que c’est une invasion libératrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d’y collaborer. » Quelques réfractaires néanmoins ne lâchent pas le morceau, et ce sont eux les manifestants que nous retrouvons en ce moment dans les rues chaque samedi.
J’ai remarqué, en regardant les chaînes d’info, que certains de ces manifestants, quand on les interroge, reprennent à leur compte la formule de « bio-pouvoir », qui avait été forgée par le philosophe Michel Foucault. Je trouve dans un texte de Dits et écrits la définition suivante du bio-pouvoir : « rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population ». Peut-être que cette définition ne rend pas vraiment compte de la violence à l’œuvre dans ce que recouvre le bio-pouvoir ‒ mais ceux qui l’emploient lors des manifestations lui donnent un sens radical. Le bio-pouvoir est une « rationalisation » de la société, soumise à un pouvoir diffus qui circule à tous les degrés. Or, pour Foucault, on ne peut pas résister au pouvoir.
La question sur le pass sanitaire confronte donc le citoyen à une situation insoluble, l’État se justifiant en mettant en avant le bien commun, la santé publique ‒ dont il est responsable. Quels arguments faire valoir à ce propos ? Il faudrait peut-être revenir ici à un texte de Kant, qui a beaucoup influencé le dernier Foucault, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Kant écrit : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. » On pourrait donc imaginer que ceux qui, parmi nos concitoyens, se braquent contre les ordres venus d’en haut, font preuve d’émancipation. Cela ne serait pas étonnant, même s’il resterait à se demander ce que deviendrait dans ces conditions la sécurité de la collectivité, et ses chances de durer dans le temps. Kant a perçu le danger de ces velléités « révolutionnaires » (et on pourrait aussi penser aux Gilets jaunes, dépourvus de toute culture historique, malgré un ardent désir de fraternité) : « Par une révolution on peut bien obtenir la chute d’un despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée. »
Debord et Foucault, dans des styles très différents, nous ont fait un tableau apocalyptique de la société qui serait notre lot. Aucun des deux, malgré tout, n’a proposé de solution. À l’époque de son livre La Société du spectacle, en 1967, Debord avait seulement parlé d’instituer des « conseils ouvriers », mais après, plus rien. Rappelons qu’il s’est suicidé en 1994. Quant à Foucault, à part une certaine fascination pour la révolution iranienne, à la fin de sa vie, il n’a dessiné pour l’avenir aucune utopie. Je crois que ces silences sont très caractéristiques, non pas surtout de ces deux penseurs, mais d’un monde indéchiffrable qui apportera toujours des surprises, auxquelles on ne s’attendait pas. Et le Covid en est certainement une, et une belle, qui n’a pas fini de nous angoisser ‒ et d’agir sur notre environnement direct.
En conclusion, j’aimerais citer le grand Voltaire, et ses Lettres philosophiques, ouvrage qui fit un grand scandale lors de sa parution en 1734. La onzième Lettre s’intitule « Sur l’insertion de la petite vérole ». Il faut vraiment la lire aujourd’hui, elle a été écrite pour ceux qui, à nouveau, sont paniqués devant le fait d’être vaccinés, comme si cette peur ancestrale était vouée à réapparaître à chaque épidémie. Voltaire note simplement que les Anglais « donnent la petite vérole à leurs enfants, pour les empêcher de l’avoir ». Le texte de Voltaire est un plaidoyer universel, qui se réfère même à la Chine : « J’apprends que depuis cent ans les Chinois sont dans cet usage... » Dans sa lutte contre les préjugés, et pour l’avènement d’une civilisation sophistiquée, Voltaire a donc émis un jugement plus que positif sur la vaccination. Qu’aurait-il pensé du pass sanitaire ? Serait-il allé, chaque samedi, vitupérer contre cette atteinte cruciale à sa liberté ? Je vous laisse répondre à ma place...
07:30 Publié dans Actualité | Tags : pass sanitaire, vaccin, covid, liberté, guy debord, michel foucault, kant, qu'est-ce que les lumières ?, voltaire, lettres anglaises | Lien permanent | Commentaires (0)
21/07/2021
De la répétition à la (re)prise
La collection « Folio » à 2 € propose des textes assez courts à un prix défiant toute concurrence. Ce sont des livres parfaits à emporter en vacances, et à lire dans le calme d’une villégiature paradisiaque. Vous avez par exemple Les Affamés ne rêvent que de pain, d’Albert Cossery, ou encore, plus récemment, Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach. Cet été, la collection propose un récit de vacances, mais qui est bien plus que cela, sans doute, La Plage de Cesare Pavese, un court roman datant des années 40, et qui fut publié en France une première fois dans un volume regroupant deux autres textes mémorables.
Une double compulsion de répétititon
Dans La Plage, il y a un narrateur qui est turinois, comme Pavese. Il est invité en vacances sur la Riviera ligure, à proximité de Gênes, par un ami d’enfance, Doro, marié avec une Génoise, Clelia. Ces deux-là forment un couple très amoureux, que le narrateur, personnage d’un tempérament jaloux, aimerait troubler, voire monter l’un contre l’autre. À observer, dans l’ennui et la chaleur étouffante de l’été, Doro et Clelia évoluer néanmoins dans le bonheur d’un couple bien assorti, le narrateur éprouve du ressentiment, d’autant qu’il se laisse aller à être amoureux secrètement de Clelia.
Le récit de Pavese est construit sur un double motif de compulsion. En premier lieu, je viens d’y faire allusion, le narrateur voudrait à toute force que Doro et Clelia se soient querellés. À plusieurs reprises, il revient sur ce sujet, tour à tour avec Doro, puis avec Clelia. À chaque fois, il est calmement contredit. Cela donne par exemple le dialogue suivant, dans lequel le narrateur en devient littéralement impoli, grossier : « Vous n’êtes donc pas en froid ? […] Comment se fait-il alors, dis-je, que, de temps en temps, Clelia te cherche avec des yeux épouvantés, tel un chien ? Elle a tout à fait l’air d’une femme qui aurait été battue. Tu l’as battue ? » Évidemment, il n’en est rien. Le couple s’entend toujours à merveille.
Le deuxième motif de compulsion est amené de manière plus discrète. Il s’agit de la grossesse de Clelia, qui se révèle à la dernière page du récit, et déterminera le retour à Gênes du couple, et donc la fin des vacances pour le narrateur. Tout se passe comme si le narrateur ignorait de facto l’état de Clelia, et pourtant sa maternité éventuelle est évoquée en quelques endroits du roman par différents amis qui évoluent autour du couple et du narrateur. Celui-ci relate, entre autres, le dialogue suivant : « Mais le but n’est pas simplement la famille, dit Doro. C’est de préparer le climat d’une famille. ‒ Mieux vaut un enfant sans climat, qu’un climat sans enfants, décréta Ginetta. » Les allusions à un enfant à naître se multiplient, par conséquent, et le narrateur les retranscrit, sans se douter que c’est ce qui va arriver.
Le narrateur de Pavese, qui doit certainement beaucoup à Pavese lui-même, se présente aux lecteurs d’une manière paradoxale, plutôt négative, en fait. « J’avais le sentiment d’être un intrus, un incapable », dira-t-il au début. C’est un célibataire que la vie a déjà rendu amer. Cette manière, pour un écrivain, de faire de soi, en quelque sorte, un portrait à charge est souvent une grande marque de génie. On retrouve dans La Plage certains échos autobiographiques, qui rappellent Le métier de vivre, ce très grand texte de Pavese, dans lequel il a voulu s’exprimer avec une sincérité absolue ‒ juste avant son suicide. Pour Pavese, écrire était le défi ultime, le moment de vérité.
Un scénario qui se répète
Dans l’excellent et tout récent film portugais Journal de Tûoa, de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro, il y a une scène particulièrement belle de mise en abyme, au cours de laquelle l’écrivain Pavese est convoqué à brûle-pourpoint. Les deux metteurs en scène, alors que leurs acteurs sont en train de jouer, se lèvent et vont un peu à l’écart, au fond du jardin, afin d’évoquer ensemble les plans suivants. Et c’est à ce moment que Maureen Fazeindero se met à parler de Pavese, d’une manière délicate et subtile, qui apporte à cet instant une grâce inattendue.
J’ai toujours entre les mains le programme de ce film. Au lieu d’en faire un résumé improbable, les deux cinéastes ont choisi de partager, pour tout commentaire, une longue citation d’un roman de Pavese, non pas tiré de La Plage, mais du Diable dans les collines. Ce qui donnait : « L’orchestre reprit mais cette fois sans voix. Les autres instruments se turent et il ne resta que le piano qui exécuta quelques minutes de variations acrobatiques sensationnelles. Même si on ne le voulait pas, on écoutait. Puis l’orchestre couvrit le piano et l’engloutit. Pendant ce numéro, les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes. »
Si vous allez voir Journal de Tûoa, vous constaterez des répétitions volontaires dans le scénario et des prises rejouées presque à l’identique. Cela crée un effet mystérieux, très expérimental, qui n’est pas sans rapport avec le charme profond, mais parfois énigmatique, que cette œuvre procure.
Répétition et (re)prise
Le grand psychanalyste Pierre Kaufmann se demandait si la répétition était possible. Il ajoutait : « Même à répéter le même, le même, d’être répété, s’inscrit comme distinct. Voilà pourquoi Lacan signale que l’essence du signifiant c’est la différence. »
Dans une passionnante contribution parue dans un ouvrage intitulé La Prise au départ du cinéma, la critique et enseignante Sarah Ohana s’interroge sur la « mélancolie du geste de (re)prise ». En prenant comme objets d’étude trois grands films classiques d’Antonioni, Coppola et De Palma, elle s’interroge sur la répétition ou la « (re)prise » comme « geste d’introspection et de ressassement mélancolique ». À ce titre, on comprend bien que la répétition nous met au cœur du processus artistique. C’est d’abord un sentiment de mal-être, que rien a priori ne peut résoudre. Ici, on se heurte toujours aux mêmes obstacles, on ne trouve pas de porte de sortie. Sarah Ohana examine ainsi dans le film de Coppola, Conversation secrète, comment le cinéaste « choisit de retirer toute la matière de l’événement […] pour ne retenir qu’un geste obsessionnel ». Du coup, poursuit Sarah Ohana, « il semble qu’une temporalité purement mélancolique se crée ». C’est ce qu’on appelle « ressassement » : « le ressassement permet de se projeter éternellement dans le passé provoquant ainsi une boucle temporelle qui supprime toute possibilité d’avenir ». D’où un sentiment très fort d’angoisse.
Sarah Ohana s’en tient là de sa démonstration, même si le terme de « (re)prise » qu’elle utilise laisse comprendre que la pensée de Kierkegaard ne lui est pas du tout étrangère. Ce concept, on le sait, est en effet le titre d’un des livres les plus connus du penseur danois. Chrétien, il tentait de dépasser la simple répétition névrotique, qui devait lui être familière, pour la faire évoluer vers une renaissance spirituelle rédemptrice. La « reprise » était au départ plus spécifiquement pour Kierkegaard la proposition faite à sa fiancée Régine Olsen de renouer des liens avec lui. Cela est devenu sous sa plume une sorte d’idéal humain, une recherche de la lumière.
Le texte suivant de Kierkegaard, que j’ai trouvé dans la notice de l’édition de la Pléiade de La Reprise, en offre une remarquable explication. Il vaut d’être cité en entier : « Dans la réalité en tant que telle, il n’y a pas de reprise. Cela ne vient pas du fait que tout est différent, nullement. Si tout au monde était absolument identique, dans la réalité il n’y aurait pas de reprise, parce que celle-ci n’existe que dans le moment. Même si le monde, au lieu d’être beauté, n’était fait que de purs blocs de granit uniformes, il n’y aurait pas de reprise. Je verrais de toute éternité en chaque moment un bloc de granit, mais que ce fût le même que celui que j’avais vu précédemment, cela ne ferait aucun doute. Seulement, dans l’idéalité il n’y a pas de reprise ; car l’idée est et reste la même et elle ne peut être reprise en tant que telle. Quand l’idéalité et la réalité entrent en contact, alors surgit la reprise. »
Un autre fragment, toujours dans la Pléiade, résumait ainsi la chose : « la reprise est dans le règne de l’esprit ». À partir de là, il est vrai, un autre chemin commence, qui passe par la foi.
Cesare Pavese, La Plage. Traduit de l’italien par Michel Arnaud, révisé par Muriel Gallot. « Folio » à 2 €.
La Prise au départ du cinéma. Sous la direction de Nathalie Mauffrey et Sarah Ohana. Éd. Mimésis, 24 €.
02/07/2021
Jean-Marie Rouart, à la recherche de nos valeurs perdues
Jean-Marie Rouart n’est pas seulement le romancier que l’on connaît : c’est aussi un commentateur très libre de la vie du monde, dont les analyses paraissent soit dans la presse, soit dans des ouvrages souvent inspirés, qui remuent ses lecteurs de droite, et, peut-être, de gauche. Le sujet qu’il traite dans ce nouvel essai, Ce pays des hommes sans Dieu, au titre qui dit tout, réunira sans doute les uns et les autres, tant le thème en est pressant, dramatique, poignant. Il s’agit en effet pour Jean-Marie Rouart de se demander si l’héritage chrétien de la France est en train de sombrer ou non, et d’évaluer une possible concurrence avec l’islam, qui a le vent en poupe.
Jean-Marie Rouart commence par nous expliquer d’où il parle. Il évoque son éducation chrétienne, se souvient des cérémonies religieuses dans son enfance qui nourrissaient tant son imagination. S’il perd la foi assez tôt, il convient qu’il a été marqué par cette tradition, et qu’il a probablement cherché dans l’art une compensation : « La pratique de l’art, écrit-il, m’apparut comme le canal de dérivation d’une foi perdue. »
Il ne peut s’empêcher d’être malheureux, aujourd’hui, lorsqu’il voit la religion de son enfance disparaître peu à peu, au profit d’un islam conquérant en pleine effervescence. Car si Rouart admire en connaisseur la religion catholique, cela ne l’empêche pas d’admettre que l’islam possède une très haute « spiritualité », « dont la part la plus connue, précise-t-il, est le soufisme ». Et Rouart de nous citer les représentants français les plus admirables des études islamiques, comme Louis Massignon ou René Guénon.
Ce n’est pas pour autant, bien entendu, qu’il faut abandonner à sa décadence la civilisation occidentale. Jean-Marie Rouart, inspiré par Renan, qu’il cite longuement, se dresse en défenseur tolérant mais vigoureux des valeurs chrétiennes de la France. « Ce qui me désole, note-t-il, c’est notre peu d’attachement à ce socle fondateur dont la disparition progressive risque d’ouvrir la porte à une autre aventure moins riche et moins glorieuse. Ou qui sait à l’islam ? » Voici donc Jean-Marie Rouart qui regarde du côté de Houellebecq, celui de Soumission. Ceci me semble très significatif.
Pour donner du recul à sa réflexion, Jean-Marie Rouart revient sur les grandes articulations de notre histoire nationale, du baptême de Clovis jusqu’au Concordat, de la Révolution jusqu’à la loi sur la laïcité de 1905. Rouart note d’ailleurs qu’il serait favorable à un nouveau concordat, comme celui de 1801 ‒ et ce n’est pas seulement sa passion pour Napoléon qui l’y incite. Il s’arrête également sur le Concile Vatican II, dont de Gaulle avait dit à Jean Guitton, nous apprend Rouart, qu’il était « l’événement majeur du XXe siècle ». Le moins qu’on puisse dire est que Jean-Marie Rouart estime désastreuses les conséquences du Concile : « Le merveilleux chrétien s’estompe au profit d’un prosaïsme religieux et d’une austérité qui ôte la soutane aux prêtres pour qu’ils ne soient pas trop différents des autres hommes. » Il cite aussi le mot définitif de l’écrivain Julien Green, dans son Journal, qui affirmait : « l’Église romaine est devenue protestante ».
Cette condamnation discutable et discutée du Concile Vatican II par Jean-Marie Rouart est un point qui mérite qu’on s’y attarde brièvement. Pour dire d’abord que cette « révolution » dans l’Église a été déclenchée, avant tout, à cause d’un déclin qui se profilait déjà dans les années soixante. Il fallait absolument tenter quelque chose. Vatican II a apporté une modernisation appréciable, même si elle n’est pas parfaite, reléguant aux oubliettes de l’histoire tous les excès dont la religion catholique s’était rendue coupable au fil des siècles. Vatican II a joué sur le long terme, et permis, du moins en théorie, le retour des fidèles dans le giron de l’Église. Et j’ajouterai que, désormais, depuis un motu proprio du pape Benoît XVI daté du 7 juillet 2007, il est loisible à nouveau, pour ceux qui le désirent, d’assister à la messe en latin en « la forme extraordinaire du rite romain ».
Là où, en revanche, Jean-Marie Rouart a bien raison d’insister, c’est sur la nécessité d’une reconstruction, qui nous demandera beaucoup de courage. « La solution, écrit-il en conclusion de son ouvrage, nous ne pouvons la trouver qu’en nous-mêmes. Dans cet héritage religieux et culturel qui a assuré notre force. C’est ce legs qui est menacé. » Jean-Marie Rouart, et il ne pouvait certes nous décevoir là-dessus, avance qu’un des « piliers de la nation française », c’est sa littérature, « le lien qui relie les Français entre eux ». En quelques pages particulièrement pertinentes, il nous dresse un constat de la situation, très alarmant ; là aussi, il faudra faire bien des efforts !
Jean-Marie Rouart, dans ce livre au cœur du débat, tisse une réflexion d’essayiste, mais en même temps, puisqu’il est romancier, une méditation littéraire, sur des questions qui ont acquis une importance vertigineuse, et dont la plus redoutable est sans aucun doute celle-ci : allons-nous pouvoir continuer à être des Français ? Ce pays des hommes sans Dieu apporte une contribution originale au débat actuel, dans le contexte très politique de la loi sur la séparation voulue par le président Macron.
Jean-Marie Rouart, Ce pays des hommes sans Dieu. Éd. Bouquins, 19 €.
10:17 Publié dans Livre | Tags : jean-marie rouart, héritage chrétien, foi, rené guénon, renan, spiritualité, houellebecq, clovis, vatican ii, littérature, loi sur la séparation, religion, france, civilisation | Lien permanent | Commentaires (0)
21/06/2021
Alan Vega, punk ultime
Quand Alan Vega est mort, le 16 juillet 2016, les médias, dont Libération, sont revenus de manière détaillée sur son étrange carrière. À l’origine plasticien à New York, Vega s’était rapidement tourné vers la musique. Dès la fin des années 60, il entend parler du mot « punk », et est l’un des premiers à s’engager dans ce qui deviendra une nouvelle et excessive avant-garde. En 1971, Vega crée avec son acolyte Martin Rev le mythique groupe Suicide.
Dans son très exhaustif ouvrage sur le punk (No future, Une histoire du punk, éd. Perrin, 2017), Caroline de Kergariou retrace les débuts de Suicide, et rapporte quelques propos rétrospectifs de Vega sur cette aventure artistique si grandement subversive : « Même les punks n’aimaient pas Suicide, se souvenait Alan Vega. Nous étions les punks ultimes puisque même les punks nous haïssaient. »
Je pensais à tout cela en écoutant Mutator, un nouveau CD sorti récemment, qui reprend des vieilles bandes de studio enregistrées par Vega entre 1995 et 1997. La pochette du disque, hélas, ne donne quasiment aucune indication sur la manière dont le chanteur-compositeur a travaillé. Elle ne donne pas non plus le texte des « chansons » ‒ mais faut-il appeler cela des chansons ?
Les premières secondes, on a l’impression d’une inspiration « gothique », puis la musique prend un caractère planant. C’est du « protopunk » authentique, un son typiquement urbain, avec des bruits récupérés par Alan Vega lui-même au fil de ses inspirations. L’ensemble fait passer une impression d’inquiétude, de détresse énorme, de dépression.
Un morceau s’intitule « Psalm 68 ». Cela veut-il dire que Vega a repris les paroles de ce psaume, l’un des plus désespérés ? « Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux / me sont entrées jusqu’à l’âme. / J’enfonce dans la bourbe du gouffre, / et rien qui tienne ; / je suis entré dans l’abîme des eaux / et le flot me submerge... » J’ignore en fait si Vega a utilisé le texte du psaume dans son morceau.
Il me semble qu’Alan Vega, icône underground du punk digital, est avant tout un artiste nihiliste, s’affirmant comme tel. Il prolonge une sorte de dissémination, pour reprendre le terme de Jacques Derrida. Cela signifie, selon moi, que son parcours ‒ comme, mettons, celui de Lautréamont ‒ s’éloigne peu à peu du logos originel, pour se perdre, mais de manière sublime, dans une forme d’expression errante, désolée, qui aurait aboli tout repère. C’est aussi cela, peut-être, que nous dit cette reprise du psaume 68.
Il faut donc écouter Mutator en étant convaincu que cette musique est une illustration parfaite des temps actuels, une tentative d’enserrer en quelques sons protopunks l’essence de notre actualité factice. C’est une musique mystérieuse, qui arrive comme à la fin de l’histoire, et qui renoue en même temps, en quelque sorte, avec les rythmes primitifs, ceux des Pygmées par exemple, que j’aime tant. Vega aura bouclé la boucle, et c’est pourquoi il est tellement nécessaire.
Alan Vega, Mutator. Sacred Bones Records.
08:40 Publié dans Musique | Tags : alan vega, mutator, new york, suicide, caroline de kergariou, punk, protopunk, dépression, psaume 68, nihilisme, dissémination, derrida, pygmées | Lien permanent | Commentaires (0)
31/05/2021
"The Father" de Florian Zeller : la perte de l'identité
(Avertissement : cette critique cinéphilique dévoile volontairement des éléments de l'intrigue du film.)
Cela faisait au moins six mois qu'en raison de la crise sanitaire je n'étais allé au cinéma voir un film. Je me réjouissais donc vraiment de cette réouverture, d'autant plus que, n'ayant pas de télévision, je ne regarde jamais de film ailleurs que dans une vraie salle de cinéma, donc dans des conditions optimales. Pour marquer le coup, j'ai essayé de choisir une œuvre vraiment valable, ce qui n'était pas évident, les distributeurs gardant sous le coude les films les plus intéressants, escomptant les présenter au compte-gouttes à des périodes jugées plus propices, selon des critères qui restent, au spectateur lambda comme moi, bien mystérieux.
Mon choix s'est porté, après réflexion, sur The Father de Florian Zeller. Auteur dramatique français à succès, Zeller est également romancier. En 2004, La Fascination du pire a reçu le prix Interallié. Mais c'est surtout pour son théâtre qu'il est réputé. Il a tiré le scénario de The Father de sa pièce la plus connue, Le Père (2002). Il en a transposé l'action à Londres, tenant sans doute à ce que son projet soit monté en anglais, pour lui conférer la plus grande visibilité possible. C'est ce qui a permis d'ailleurs au film d'obtenir, aux récents Oscars, deux récompenses non négligeables : l'Oscar du meilleur acteur, pour Anthony Hopkins, et celui du meilleur scénario adapté (avec Christopher Hampton).
Anthony Hopkins accomplit dans The Father une prestation inoubliable. Il joue un très vieil homme, atteint sans doute d'Alzheimer (la maladie n'est jamais nommée), qui perd brusquement la mémoire. Son cerveau se détraque radicalement, il ne perçoit plus la réalité de manière rationnelle. Peu à peu, au milieu de son existence en lambeaux, son identité même s'effiloche, dans une souffrance mentale que la mise en scène de Florian Zeller parvient à nous faire sentir. Tout le film se passe en intérieurs, par exemple, dans des appartements labyrinthiques où se perd pour le vieil homme tout sens du vrai. Hopkins exprime de façon admirable la lutte du personnage pour ne pas sombrer, et finalement sa chute fatale.
Son entourage semble impuissant, peut-être par mauvaise volonté, notamment sa fille, interprétée par l'exceptionnelle comédienne Olivia Colman. Il lui revient de s'occuper de son père, mais elle supporte mal cette charge. De plus, elle a pris la décision de partir vivre à Paris, pour retrouver un amant. Seule issue possible : faire entrer son père dans un établissement spécialisé. La fille est un personnage ambigu, sans doute malheureux. Elle sait que son devoir serait d'aider son père, mais, en même temps, elle va jusqu'à rêver qu'elle l'étrangle dans son sommeil.
Le film de Zeller, selon moi, expose de manière frontale un phénomène propre à nos sociétés modernes, dans lesquelles la famille est qualifiée de nucléaire, comme le disent les sociologues. Les relations entre générations se distendent, se perdent. Une fois que les enfants quittent la maison pour se marier, ils abandonnent le contact plus ou moins avec leurs vieux parents. Lorsque ceux-ci tombent malades, ils n'ont plus personne autour d'eux pour les secourir. Leur fin de vie devient une épreuve solitaire très douloureuse, voire catastrophique, en cas de maladie grave.
Les dernières images de The Father sont proprement bouleversantes. Le vieil homme est désormais laissé à lui-même dans une sinistre chambre d'hôpital. Il s'effondre complètement, face à l'infirmière qui essaie de lui réexpliquer, pour la énième fois, sa situation. Anthony Hopkins redevient ici un extraordinaire acteur shakespearien, qui sait exprimer la faiblesse intrinsèque de l'être humain face à la mort. Cette scène ultime accomplit dans le cœur du spectateur un bouleversement profond, qui m'a fait penser à la fin du film Sunset Boulevard de Billy Wilder. C'est une sorte de révélation stupéfiante qui surgit alors, qui donne peut-être son sens à ce qu'on vient de voir, comme une nouvelle mise à plat des choses, presque définitive, quoique toujours sans espoir.
06:37 Publié dans Film | Tags : crise sanitaire, the father, florian zeller, la fascination du pire, le père, anthony hopkins, oscars, christopher hampton, olivia colman, famille nucléaire, sunset boulevard | Lien permanent | Commentaires (0)
20/05/2021
Le testament poétique de Philippe Jaccottet
Le volume de la Pléiade consacré en 2014 au poète et critique Philippe Jaccottet avait permis une passionnante rétrospective de son œuvre. Je dois dire que c'est à cette occasion que j'ai vraiment découvert cet auteur essentiel, d'origine suisse, mais réfugié depuis toujours à Grignan dans la Drôme, où il goûtait une solitude qui l'inspirait. J'avais été alors très frappé par La Semaison, ses carnets de notes quotidiennes dans lesquels il décrivait son univers de poète. Deux livres brefs avaient également retenu mon attention, dans cette Pléiade : L'Obscurité, récit de 1961, et l'extraordinaire Bol du Pèlerin (Morandi), court texte qui réussissait l'exploit, à travers un motif simple, de nous parler de la plus grande spiritualité. Jaccottet aurait pu être un moine zen japonais du XIIe siècle.
Il me semble que c'est à cette catégorie d'ouvrage qu'appartient La Clarté Notre-Dame, qui vient de paraître de manière posthume, quelques jours seulement après le décès de Jaccottet, fin février 2021. On pourrait dire, à bon droit, que ces quelques notes, chapitre ultime de sa Semaison, forment un testament poétique d'une magnifique précision. J'ai été littéralement soufflé par ces pages, d'une puissance littéraire intense, au cours desquelles Jaccottet ne se départit jamais de la sobriété de celui qui, après beaucoup de péripéties diverses, est arrivé à la lucidité transparente du grand âge.
Jaccottet y raconte comment, se promenant dans la campagne, il entend soudain tinter "la petite cloche des vêpres à la Clarté Notre-Dame" (un couvent de religieuses). À partir de ce tintement cristallin, qu'il reconnaît comme la quintessence de sa poésie, son imagination va vagabonder de sensation en sensation. Il repense à des poèmes qu'il a écrits, étant jeune, mais surtout à ceux des autres, ces grands auteurs avec lesquels il a vécu, trouvant chez certains, par exemple Goethe, "un instant de paix suprême", et peut-être "l'entrevision du plus haut". Jaccottet cite aussi Hölderlin, bien sûr, qu'il a traduit, ou encore un fragment du Tête d'Or de Claudel, "acheté en 1942, longtemps su par cœur".
Jaccottet ne s'enferme pourtant pas exclusivement dans la sublimité de la poésie. Il est attentif à "ce qui, en moi, cohabite avec la lumière pour, dirait-on, la détruire, la bafouer, la salir, la retourner, non pas en de la nuit, ce serait trop beau, mais en un leurre à vous faire vomir". Une information vue à la télévision, par exemple, le hante durablement, à propos de prisonniers syriens qui subissent la torture. "J'ai pensé aussitôt, écrit Jaccottet, que je ne pourrais jamais chasser cette scène de mon esprit..."
Est-ce pour lutter contre cette angoisse que Jaccottet, dans ce texte, multiplie les allusions à la spiritualité ? Non seulement le tintement de la cloche à la Clarté Notre-Dame, mais aussi, au hasard, le temple grec de Ségeste, en Sicile, et encore bien d'autres lieux religieux, même "anodins", "avec, à chaque fois, le sentiment vraiment central du sacré", ajoute-t-il.
Pour Philippe Jaccottet, il l'a souvent exprimé, la mission du poète est de recueillir les "signes" qui se présentent. C'est presque une entreprise métaphysique. La vieillesse arrivant, la mort se profilant doucement, il se soumet toujours avec détermination à ce processus, qui se transforme en de longues funérailles, dont il ne sait s'il doit complètement les réprouver. Il se rappelle alors un poème de jeunesse, intitulé Requiem, qui préfigure son état actuel, avec ce vers qu'il cite : "chantant la gloire de la terre pour ne plus voir".
Jaccottet est sceptique face à la sagesse humaine. Seule la poésie, selon lui, permet de dire quelque vérité, c'est-à-dire toute l'ambiguïté de notre nature, entre bien et mal. Et donc de repartir, à nouveau, écrit-il à la toute fin, en guise de conclusion, "en direction de quelque chose qui indéniablement était la Clarté Notre-Dame". De ce "signe" magistral qui lui fut donné, à ce moment de sa vie, Jaccottet fait une sorte de renaissance spirituelle – une façon de rester fidèle à la poésie jusqu'au bout, et de souligner la cohérence globale d'une vie vouée à quelque chose de mystérieux.
"Comme, maintenant, si tard dans ma vie, cela me devenait clair et profond !"
Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame. Éd. Gallimard, 10 €. Du même auteur, paraissent également : Le Dernier Livre de Madrigaux, éd. Gallimard, 9 €, ainsi que Bonjour Monsieur Courbet. Artistes, amis, en vrac (1956-2008), éd. Le Bruit du Temps, 39 €.
05:56 Publié dans Livre | Tags : philippe jaccottet, la semaison, le bol du pèlerin, l'obscurité, la clarté notre-dame, hölderlin, goethe, claudel, temple grec | Lien permanent | Commentaires (0)
06/05/2021
Jean-Luc Marion, philosophe de la religion
La philosophie de la religion est une discipline de moins en moins fréquentée par les spécialistes, alors qu'en France même, avant-guerre, elle avait été le terreau de fameuses controverses. Aujourd'hui, seul un Jean-Luc Marion tente d'en faire perdurer l'éclat, avec une constance qui force l'intérêt. Il vient de publier un gros livre sous le titre D'ailleurs, la Révélation, où il s'attaque à une question centrale de la théologie chrétienne. Expliquer les tenants et aboutissants de la Révélation le conduit à un voyage dans les textes, où Marion analyse le plus rigoureusement possible ce concept insaisissable, complexe, mystérieux.
On connaît la méthode de notre philosophe, qui s'appuie sur une "phénoménologie de la donation", en utilisant une herméneutique empruntée à Husserl et à Heidegger. Je dois dire que, dans cet ouvrage, toutes les analyses ne m'ont pas parlé. Le recours à saint Thomas d'Aquin, par exemple, me laisse toujours un peu froid. En revanche, que de merveilles dans certaines exégèses de l'Évangile, notamment ce commentaire central de l'épisode de la Samaritaine, dans saint Jean : "le récit de la rencontre entre une femme de Samarie et le Christ, écrit Marion, [...] fixe le paradigme de l'objectif inconnu et du don ignoré en un dialogue dont les moments s'articulent en toute rigueur". Marion se tourne également vers saint Augustin, et, là, je suis également preneur.
En somme, pour résumer trop rapidement le propos de Jean-Luc Marion, Dieu se révèle aux hommes pour "prendre rang dans notre rationalité". C'est le déploiement d'un amour infini, qui "se manifeste dans le (corps) fini de la chair de Jésus". Pour Marion, l'amour est une porte d'entrée évidemment essentielle. On est d'ailleurs ici en pays de connaissance, pour ceux qui ont lu d'autres livres de Marion, comme son classique, réédité en 2018 aux éditions Grasset, Prolégomènes à la charité.
Il faut ajouter que l'œuvre de Jean-Luc Marion n'est pas lue simplement pas des croyants ; ses découvertes conceptuelles traversent tous les champs du savoir, et sont utilisées volontiers par différents chercheurs. Je sais ainsi que des théoriciens du cinéma s'enrichissent de son travail, pour nourrir leurs analyses.
D'ailleurs, la Révélation apportera beaucoup à ses éventuels lecteurs, selon moi. Dans tout le bruit ambiant de la modernité, cette méditation philosophico-religieuse sera une occasion unique de ressourcement spirituel. L'homme contemporain est à la recherche de lumière. Il en trouvera le chemin dans cet essai, qui est à la fois une plongée dans la tradition la plus haute, et, corrélativement, un état des lieux de notre condition présente. Cela se mérite, mais vos efforts seront récompensés.
Jean-Luc Marion, D'ailleurs, la Révélation. Éd. Grasset, 29 €.
07:28 Publié dans Philosophie | Tags : jean-luc marion, d'ailleurs, la révélation, philosophie de la religion, phénoménologie, husserl, heidegger, saint thomas d'aquin, saint jean, jésus, modernité, tradition | Lien permanent | Commentaires (0)
13/04/2021
Euthanasie : la transgression d'un tabou
La semaine dernière, une nouvelle proposition de loi sur la fin de vie arrivait en débat devant l'Assemblée nationale. Portée par le député Olivier Falorni, elle visait à améliorer la loi Leonetti-Claeys de 2016, et en réalité à instaurer de manière complète l'euthanasie active en France, sur le modèle de ce qui se passe déjà en Suisse ou en Belgique, et dans certains autres pays. La discussion parlementaire autour de ce projet de loi a été paralysée par la floppée d'amendements déposés par des députés opposés à l'euthanasie, et le texte n'a finalement pas été voté. Peut-être reviendra-t-il devant la représentation nationale sous forme d'un projet de loi – mais plus tard.
Même si une majorité de Français y est favorable, l'euthanasie demeure un tabou moral, avec une triste réputation. Songeons à la période nazie, où elle était instituée pour faire triompher l'eugénisme. La proposition de loi Falorni n'a évidemment rien à voir avec de tels excès, du moins dans son esprit, car des débordements sont dans les faits toujours possibles. Le sujet est délicat et concerne l'ensemble de la communauté. Donner la mort n'est jamais innocent. La vie est le bien le plus précieux que nous ayons. Se rend-on compte de la responsabilité éthique qui incombe à celui, médecin ou infirmier, à qui on demande la mort ? Sans parler de la fragilité des plus faibles, que rien ne viendrait plus protéger.
À juste titre, l'être humain peut par exemple redouter la souffrance. L'euthanasie apparaît ici comme une solution. Néanmoins, un médecin précisait la chose suivante, dans Le Figaro : "Les douleurs qui ne peuvent pas être soulagées par des sédations, cela arrive, mais c'est exceptionnel." Et puis, l'euthanasie n'est pas un soin parmi d'autres. Bien sûr, je n'aurais pas envie de devenir un légume, et de vivoter des années durant dans une chambre d'hôpital, alimenté par des tuyaux, en attente du moment libérateur qui viendrait confirmer comme un pléonasme sinistre que j'étais, en réalité, déjà mort. Perspective funeste.
Le rôle des médecins, jusqu'ici, n'était-il pas déjà de décider comment accompagner l'agonie d'un malade ? Qu'apporterait de plus une nouvelle loi ? Ce qu'on appelle les "soins palliatifs" existent depuis un certain temps. Ils permettent de recentrer la mission du corps médical, qui est de soigner ceux qui se trouvent en fin de vie, et non d'accélérer leur décès. Beaucoup de malades ne veulent pas mourir dans les plus brefs délais. Ils refusent qu'on touche à leur être, terrorisés par la perspective de la mort. Ionesco avait admirablement décrit cette hantise dans son livre La Quête intermittente. Je sais que c'était aussi le cas de l'écrivain américain Susan Sontag, atteinte d'un cancer.
Il ne faut pas précipiter l'issue. Ce qui ne signifie pas qu'on laisse le patient sans aide. Un document très intéressant en provenance du Vatican, que l'on doit à la Congrégation pour la doctrine de la foi, intitulé Lettre Samaritanus Bonus sur le soin des personnes en phases critiques ou terminales de la vie, et datant de juillet 2020, faisait le tour de la question, et admettait, concernant les états végétatifs : "l'alimentation et l'hydratation artificielles sont en principe des mesures ordinaires ; dans certains cas, ces mesures peuvent devenir disproportionnées..." Ainsi, condamnant l'euthanasie et le suicide assisté, la Congrégation admettait néanmoins la possibilité de laisser la vie arriver à son terme, lorsque les circonstances le commandent.
Il y a évidemment la question de la dignité humaine. Dans un article du Figaro, publié la veille du jour où le projet de loi Falorni s'apprêtait à être discuté, l'écrivain Michel Houellebecq s'arrêtait longuement sur cette notion, évidemment centrale, et qui vient à l'esprit de tous de manière presque automatique. Or, paradoxalement, Houellebecq avoue être "dépourvu de toute dignité". Voici comment il exprime son point de vue : "Nous nous sommes sérieusement écartés de la définition kantienne de la dignité en substituant peu à peu l'être physique à l'être moral (en niant la notion même d'être moral ?), en substituant à la capacité proprement humaine d'agir par obéissance à l'impératif catégorique la conception, plus animale et plus plate, d'état de santé, devenu une sorte de condition de possibilité de la dignité humaine, jusqu'à représenter finalement son seul sens véritable." Bref, ici Houellebecq voit très bien le déficit de spiritualité dont notre époque porte la marque. Il perçoit ce manque propre à l'homme contemporain dans la morale et l'éthique. À travers l'éloge actuel de l'euthanasie, Houellebecq décèle notre décadence. Je trouve que c'est un jugement courageux.
L'euthanasie m'a toujours paru être une question essentielle, que je distingue du suicide individuel. Ce dernier n'engage que le particulier. En revanche, l'euthanasie concerne toujours une communauté, sinon une civilisation, comme le dit d'ailleurs Houellebecq, dans cet article. J'espère que, si la proposition de loi Falorni revient en discussion devant les députés, les débats pourront se dérouler plus attentivement et plus consciencieusement ; et que le fondement même du problème se révèlera davantage au grand jour, dans la sérénité et la paix.
06:25 Publié dans Ethique | Tags : euthanasie, assemblée nationale, loi leonetti, eugénisme, mort, soins palliatifs, ionesco, susan sontag, congrégation pour la doctrine de la foi, dignité humaine, michel houellebecq, suicide, sérénité | Lien permanent | Commentaires (0)
07/04/2021
Le point indivisible
Lorsque l'on veut juger un auteur, il faut se demander si ce qu'il écrit est plausible. Cela passe tout d'abord par le style. Personnellement, je suis attiré par les styles simples, vivants, universels, ceux des grands auteurs. Je laisse de côté les affèteries trop savantes, considérant qu'il y a un terme à l'obscurité. Pascal parlait d'un point indivisible. Il faut trouver ce point, c'est-à-dire la bonne distance, pour voir un tableau comme pour retranscrire la réalité. Le style est ce qui fournit en premier ce point indivisible, il en est constitutif.
Pascal aborde cette question dans son fragment 381 des Pensées. C'est au voisinage de considérations sur le "pyrrhonisme", c'est-à-dire, pour parler un langage actuel, le relativisme. Écoutons Pascal : "Si on est trop jeune, on ne juge pas bien ; trop vieil, de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et on s'en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on n'y entre plus." Pascal recourt alors à une métaphore magnifique, celle de la peinture. Il écrit : "Ainsi les tableaux, vus de trop loin et de trop près..." Il en tire immédiatement la conclusion très forte : "il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu". Que permet ce point indivisible ? Pascal répond : "La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ?"
Pascal nous incite à poursuivre son raisonnement. Le point indivisible ne serait-il pas celui de la sagesse, du logos grec ou johannique, de la "prudence" aristotélicienne ? Lorsqu'on veut porter un jugement de vérité, on cherche le point indivisible, qui est souvent celui du juste milieu. Une exacte représentation des choses est alors possible : on saisit chaque trait du tableau, pour continuer la métaphore de Pascal.
Le recours à la métaphore picturale me paraît du reste extrêmement fertile, en particulier dans l'époque présente où les images ont acquis un pouvoir extrême, du fait de leur omniprésence dans nos existences. Dans son livre La Société du Spectacle, Guy Debord insistait sur cette prégnance de l'image à tout-va, dont l'homme ne contrôle plus le cours. C'est un peu comme si désormais le point indivisible s'était évanoui dans la nuée, nous laissant désemparés. Debord écrivait par exemple dans sa thèse n° 2 : "La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image autonomisée, où le mensonger s'est menti à lui-même." Et plus loin, dans la célèbre thèse n° 4 : "Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images."
Pour revenir à Pascal, je serais tenté, d'une certaine manière, de mettre son point indivisible en relation avec ce qu'il appelle l'idée de derrière. Dans la pensée n° 336, il écrit en effet : "Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple." C'est toujours le même problème, qui touche la vie de la communauté, et donc la morale. La vérité peut naître des interrelations humaines, comme nous l'apprennent les philosophes d'aujourd'hui, mais à quel prix ! En tout cas, Pascal demeurait sceptique face à cette nécessité. Il voyait en l'homme trop d'imperfections. Et pouvait conclure son fragment n° 337 par ces mots légers et fatalistes : "Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière."
14:43 Publié dans Philosophie | Tags : pascal, point indivisible, style, relativisme, guy debord, morale, vérité | Lien permanent | Commentaires (0)
19/03/2021
La maison Grasset et moi
"Un peu profond ruisseau calomnié la mort." (Mallarmé)
Le 13 mars dernier, Jean-Claude Fasquelle nous a quittés. Petit-fils de l'éditeur de Zola, il avait repris les éditions Grasset et leur avait insufflé un esprit d'ouverture qui reflétait magnifiquement cette époque si mouvementée. Sa femme, Nicky Fasquelle, également décédée du Covid peu avant lui, avait dirigé pendant de longues années Le Magazine littéraire, revue de référence de la vie intellectuelle française. Bien qu'ayant collaboré près de deux décennies au Magazine littéraire, je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer Jean-Claude Fasquelle ou sa femme. Mon seul lien avec le "patron" fut le chèque, toujours signé par ses soins, que je recevais chaque fois que je publiais un article. Au Magazine littéraire, dont les bureaux se trouvaient rue des Saints-Pères, tout près de chez Grasset, j'ai surtout eu des relations avec l'excellent Jean-Louis Hue, et aussi, parfois, avec Jean-Jacques Brochier, grand chasseur devant l'Éternel et, derrière son bureau, toujours dissimulé par le nuage de fumée de son éternelle cigarette. À eux deux (je ne me souviens pas de leurs titres respectifs), ils dirigeaient la publication en parvenant, à chaque numéro, à lui conserver ce charme particulier et germanopratin qui faisait toute sa saveur. Dans les années 2000, malheureusement, Jean-Claude Fasquelle commença à liquider ses affaires, et Le Magazine littéraire finit par passer dans l'escarcelle de François Pinault. Le siège déménagea, et l'ancienne équipe de collaborateurs fut remplacée par une bande de jeunes pleins de nouvelles idées. La revue périclita ; aujourd'hui, Le Magazine littéraire n'existe plus. Pour revenir à Grasset, je dois ajouter que, si je n'ai pas connu Fasquelle lui-même, en revanche j'ai eu l'occasion de rencontrer à de multiples reprises le directeur littéraire de la maison, Yves Berger, et de nouer des liens de grande amitié avec lui. Pour rendre hommage à ce temps qui ne reviendra pas, et à ses illustres disparus à qui je dois tant, je vous propose le petit témoignage inédit suivant, que j'avais écrit sur Yves Berger peu après sa mort, en 2004.
Rencontre au Lutetia
La première fois, Yves Berger m'avait donné rendez-vous au bar du Lutetia. Face à moi, j'avais un méridional expansif, à l'affût, véritable sosie, me sembla-t-il, de Fellini. Berger a toujours été cordial et même amical avec moi, peut-être parce que je n'ai jamais eu à travailler pour lui. La notice de vingt-cinq lignes que j'avais écrite à son sujet lui avait plu. Je n'avais eu de place que pour faire son éloge, et gardais pour moi les réserves que ses romans m'inspiraient, et que j'ai toujours essayé de lui dissimuler. Je suis arrivé un jour au bar de l'Hôtel des Saints-Pères avec sa dernière œuvre. Il n'avait pas beaucoup de temps à me consacrer, mais je lui ai demandé une dédicace : il a sorti son énorme stylo Mont-Blanc, et a théâtralement rempli la page de mots très touchants pour moi, parmi lesquels le mot "amitié" figurait en bonne place, je m'en souviens (1). Était-il sincère ? Plus tard, pour me remercier du temps que j'avais passé à le lire, il m'a invité à déjeuner dans un restaurant italien, Le Perron, QG de l'édition parisienne. Il pouvait se montrer très attentif aux autres, et aimait, je crois, les conversations qui le sortaient un peu de ses magouilles quotidiennes d'éditeur – nous n'avons bien sûr à aucun moment parlé des prix littéraires. Il m'a quand même dit, à un moment : "Ah, vous, vous n'écrivez pas de romans !", sous-entendant sans doute : "Mon pauvre ami, vous n'avez aucun avenir, ou alors cela va être très difficile..." Il n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort. Au dessert, une jeune et accorte serveuse est venue nous présenter les pâtisseries. Il a interrompu notre conversation pour l'écouter attentivement et lui demander toutes sortes d'explications. Cela dura au moins dix minutes. Le repas terminé, le patron a voulu nous offrir un dernier alcool maison, mais Berger a préféré commander un second expresso et je l'ai suivi. Je n'ai donc jamais beaucoup apprécié ses livres (sauf son Dictionnaire amoureux de l'Amérique) (2). Je trouvais qu'il s'écoutait trop écrire, cette emphase me gênait. Par contre, c'était un convive remarquable, intelligent et attachant. Je regrette de ne plus lui avoir fait signe par la suite, sinon par quelques lettres, auxquelles il répondait toujours avec la surcharge naturelle et baroque propre à son très beau tempérament.
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(1) La dédicace donnait : "Pour Jacques-Émile Miriel, que je suis heureux de connaître et pour le remercier d'une attention et d'une amitié qui me touchent Le Monde après la pluie, que je le remercie d'aimer... Yves Berger. Paris le 16 avril 1998." (Note de 2021)
(2) Je suis un peu injuste. Je me souviens par exemple que Santa Fé (2000) est un beau roman où Yves Berger imagine qu'il passe le relais de sa passion pour l'Amérique à une jeune fille rencontrée par hasard dans un aéroport. (Note de 2021)
08:02 Publié dans Livre | Tags : jean-claude fasquelle, zola, le magazine littéraire, éditions grasset, yves berger, lutetia, amérique | Lien permanent | Commentaires (1)
01/03/2021
Yasmina Reza, ma préférée
Toute la presse a déjà parlé en bien du nouveau roman de Yasmina Reza. Elle est même venue à la radio répondre aux questions, elle qui se méfie des médias et est une "grande silencieuse". Cette unanimité autour d'elle est une habitude, chez cette romancière-auteure dramatique. Un souvenir me revient. Au moment où elle commençait à être connue, avec sa pièce "Art", au milieu des années 90, un coiffeur parisien, à qui je disais par hasard que je m'intéressais à la littérature, m'avait parlé d'elle avec éloge : son salon était voisin du théâtre où les représentations avaient lieu. Le "merlan" lettré (j'aime ce vieux mot d'argot pour dire coiffeur) m'avait assuré que Yasmina Reza était quelqu'un avec qui il allait falloir compter ! Il ne s'était pas trompé, à vrai dire.
Une langue pleine d'émotions
Depuis, Yasmina Reza a alterné pièces de théâtre et romans, et même un "reportage" très personnel consacré à Nicolas Sarkozy (sous le très beau titre de L'aube le soir ou la nuit). Elle a obtenu le prix Renaudot en 2016 pour son roman Babylone. Celui que nous pouvons lire à présent, depuis cette rentrée de janvier, s'intitule Serge. L'histoire se passe à Paris et tient en un résumé très bref : deux frères, Serge et Jean (le narrateur), et leur sœur Nana, issus d'une famille juive originaire d'Europe centrale, perdent leur mère emportée par un cancer. Quelque temps après, ils décident, à l'instigation de la fille de Serge, Joséphine, d'aller visiter Auschwitz. Cette trame suffit à Yasmina Reza pour emporter le lecteur sur quelque deux cents pages frénétiques. Car tout tient dans la langue, extrêmement vive, pleine d'émotions, d'une belle efficacité avec une grande économie de moyens et des raccourcis vertigineux. Le style de Yasmina Reza me semble en parfaite adéquation avec notre époque, tout en gardant une légèreté surnaturelle grâce à un sens de l'humour irrésistible (le fameux humour juif).
Loin du politiquement correct
Au cœur du roman, il y a donc cette journée passée à Auschwitz. C'est là peut-être qu'on pouvait attendre Yasmina Reza, pour voir si elle serait à la hauteur. Elle s'en sort haut la main, à mon humble avis, avec une intelligence et une liberté stupéfiantes. Elle met ses personnages – concernés au premier plan en tant que juifs – en situation, leur fait vivre ce moment rempli de contradictions. Vision critique ? Certes, et peut-être même subversive ; mais tant mieux si nous échappons pour une fois au "politiquement correct" ! Petit exemple, parmi beaucoup d'autres : le personnage de Serge a revêtu pour l'occasion un costume noir, afin de ne pas ressembler aux touristes se croyant à Disneyland. Ce qui donne le dialogue suivant entre Serge et sa fille Joséphine : "Tu n'as pas chaud mon papounet avec ce costume ? – Si. Mais je ne me plains pas à Auschwitz." Et tout est comme ça, dans ce livre.
Une indécision encouragée par cette lecture
J'ai moi-même failli visiter Auschwitz, en 1990. En vacances à Varsovie, je m'étais rendu à Cracovie une journée, dans l'idée de découvrir cette belle cité polonaise. Lorsque je suis descendu du train, le taxi, voyant que j'étais désœuvré, m'a proposé de me conduire au camp d'Auschwitz, qui était à environ une heure de route. J'ai hésité, mais ai décliné sa proposition, ne sentant pas en moi la concentration morale requise pour affronter à l'improviste cet événement "sans réponse" de l'histoire humaine. Je me suis dit que je reviendrais plus tard, tout spécialement pour cette visite. Jusqu'à présent, l'occasion ne s'est plus présentée. Au fond, je pense qu'à moins d'y être forcé par quelque obligation extérieure honorable, je ne serai sans doute jamais "prêt" pour voir Auschwitz. Et ce très beau livre de Yasmina Reza, dont le propos est hanté par l'enfer du camp, me confirme presque dans cette indécision fondamentale.
Yasmina Reza, Serge. Éd. Flammarion, 20 €.
15:44 Publié dans Film | Tags : yasmina reza, serge, "art", nicolas sarkozy, babylone, auschwitz, europe centrale, juif, cracovie, varsovie | Lien permanent | Commentaires (0)
11/02/2021
Un vieil article inédit sur Thomas Bernhard
Ce 9 février, le grand écrivain autrichien Thomas Bernhard, aurait eu 90 ans, s'il n'était mort prématurément il y a déjà trente-deux ans. C'est un écrivain qui a beaucoup compté pour moi. J'ai gardé tous ses livres dans ma bibliothèque, j'en relis certains de temps à autre. En 1988, alors que Bernhard était en pleine créativité, j'avais consacré un article à son roman Maîtres anciens, qui venait de paraître en France. Cette recension était destinée à une nouvelle revue, créée par de jeunes diplômés aux ambitions européennes. Ils étaient très gentils, mais je me demandais quand même ce que je faisais parmi eux. Je pris le premier prétexte venu pour partir, et, donc, mon article ne parut jamais. Je me rappelle aussi l'avoir fait lire à l'historien monarchiste Éric Vatré, avec qui alors je déjeunais quelquefois sur l'île Saint-Louis. Vatré avait apprécié le texte, mais moins les explications que je lui donnais sur les révoltes intimes de Thomas Bernhard. De là date ma brouille tacite avec lui. Chaque lecture d'un roman de Bernhard évoque pour moi tout un pan de ma vie. Cet auteur m'a construit, et je dois dire qu'aujourd'hui je m'en félicite toujours autant. Voici donc ce petit article sans prétention sur Maîtres anciens, "Comédie", que j'exhume d'une chemise portant la date suivante : 30-9-1988. Le titre en était "Un artiste de la survie", et il s'ouvrait sur une phrase de Wittgenstein : "Parfois on pense, parce que cela a fait ses preuves."
Le nouveau livre de Thomas Bernhard, avec Peter Handke l'un des écrivains autrichiens – et même européens ! – les plus réputés, porte en sous-titre : "Comédie", et nous constatons en effet que dans ce livre, comme dans les précédents (qui ont eu une si grande influence sur nous), Bernhard ne parle que de la comédie de la vie, de ses aspects burlesques et comiques, mais tragiquement burlesques et tragiquement comiques. Ce moraliste d'aujourd'hui ne nous épargne aucune vérité, ni sur l'État, ni sur l'Autriche, ou bien encore l'éducation, et même Heidegger ("ce ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf") par Reger interposé.
Reger, personnage central du livre, Autrichien critique musical au Times, se définit lui-même comme un véritable détestateur du monde : rien ne résiste à son dénigrement universel, particulièrement violent : "Mais même Mozart, dit Reger, n'a pas échappé au kitsch, surtout dans les opéras il y a tant de kitsch, dans la musique de ces opéras superficiels la taquinerie et l'affairement se bousculent souvent aussi, de manière insupportable." Reger en un long soliloque (c'est aussi un artiste de la parole) enfonce le clou sans se lasser. Il énonce ceci : "notre vie est intéressante dans l'exacte mesure où nous avons pu développer notre art de la parole comme notre art du silence".
En contrepoint, dans le cours (musical) de ce soliloque mouvant mais admirablement composé par Bernhard, Reger déploie un point de vue parallèle – le silence – qui, s'il part encore de l'art, rejoint néanmoins la vie en plein. L'art pour l'art est banal, relégué, chez Reger, spécialiste de l'art. Sa femme venait de mourir. Pour surmonter cette épreuve, il a l'idée de recourir encore une fois à l'art. Mais l'art est impuissant. Reger dit : "tout l'art, quel qu'il soit, n'est rien comparé à ce seul et unique être aimé" qu'il vient de perdre. Cette révélation modifie considérablement sa philosophie de l'art. Il retournera à l'art en l'utilisant comme moyen de survie, "art de survie", dit-il. Et c'est tout. Il semble avoir cerné les limites de l'art (de la vie), à force de philosophie, et n'attend plus que la mort, tranquillement (il a quatre-vingt-deux ans).
Reger est, pendant tout le livre, assis devant L'homme à la barbe blanche de Tintoret : c'est lui-même qu'il contemple, ce faisant, sa vieillesse, son désespoir et sa solitude.
Art de la survie, a dit Reger pour avoir éprouvé cette vérité jusqu'au désespoir. Un art précis, enfin utilisable, intelligent dans son imperfection même, l'imperfection de l'art (toujours selon Reger) est la condition sine qua non de sa précision admirable. Cela nous sauve. Selon ce que dit encore Reger, survivre est la grande affaire. Après la mort de sa femme il ne s'est pas suicidé : "Si nous ne nous suicidons pas tout de suite, nous ne nous suicidons pas, c'est cela qui est affreux, a-t-il dit." Il constate que c'est Schopenhauer qui l'a sauvé, non pas la peinture, ni la musique. Il s'est esquivé dans Schopenhauer, pour fuir la vie synonyme de malheur : ainsi supporte-t-il cette vie même, car par Schopenhauer il ne fait rien d'autre que de renouer avec cette vie qu'il voulait abandonner.
Ce raisonnement semble être l'aboutissement d'une spéculation sur le suicide, que Thomas Bernhard avait engagée depuis longtemps, et à laquelle il apporte maintenant cette réponse acceptable, c'est-à-dire une réponse dénuée, si possible, d'hypocrisie et d'idéalisme stupide, car même lorsqu'il affirme la supériorité de la vie (ou de l'amour), il reste un nihiliste. Bernhard nous dit que la vie peut être une expérience merveilleuse, mais pas à n'importe quel prix ! Fondamentalement pessimiste (antihumaniste comme Pascal, son maître), Bernhard pense cependant, malgré tout, que la vie mérite d'être vécue, mais pas n'importe comment ! Être vigilant !...
La lecture de Maîtres anciens est évidemment une fête pour l'esprit. On doit ressentir cette voix qui nous parle directement à l'oreille, c'est une voix proche, vivante, simple, d'où naît une sensation de réalité. Le frémissement de la vie passe de façon prodigieuse, grâce à ce procédé des monologues qui tissent ce livre. Les personnages, nous les voyons. Rien de préfabriqué, ici. Les personnages sont simplement disposés sur l'échiquier théâtral (le Musée d'art ancien de la ville de Vienne). Ils sont immobiles. Et ils parlent, surtout Reger qui a dit aussi : "Ce que je pense est exténuant, destructeur, a-t-il dit, d'autre part cela m'exténue déjà depuis si longtemps que je n'ai plus besoin d'avoir peur."
Thomas Bernhard, Maîtres anciens. Comédie. Traduit de l'allemand (Autriche) par Gilberte Lambrichs. Éd. Gallimard, 1988. Disponible dans la coll. "Folio", 8,60 €. Prix Médicis étranger 1988. – À noter, la publication récente (fin janvier 2021) d'un remarquable Cahier de L'Herne consacré à Thomas Bernard (33 €), dont j'ai rendu compte dans un article paru sur le site Causeur.
07:42 Publié dans Livre | Tags : thomas bernhard, maîtres anciens, wittgenstein, heidegger, musique, art, survie, schopenhauer, le tintoret, cahiers de l'herne | Lien permanent | Commentaires (0)
22/01/2021
Patricia Highsmith, romancière de l'identité
À l'occasion du centenaire de la naissance de Patricia Highsmith (1921-1995), les éditions Calmann-Lévy republient Ripley entre deux eaux. Ce roman, sorti en 1991, est le cinquième et dernier tome de la série des Ripley, du nom de son personnage central, incarné au cinéma notamment par Alain Delon dans le film Plein soleil de René Clément. Depuis quelques années, Ripley entre deux eaux était devenu introuvable, car il ne figurait pas dans le volume de chez "Bouquins", qui ne comprend que les quatre premiers titres. C'est donc une excellente chose de disposer désormais de tous les Ripley, ces grands classiques d'une certaine littérature, qu'on aime relire, car ils nous auront marqués à jamais.
Les romans de Patricia Highsmith étaient davantage que des polars, en réalité des œuvres littéraires complexes à part entière. Avec Tom Ripley, elle a créé un héros fascinant, dont l'ambiguïté se glisse sans complexe dans les anfractuosités de l'existence humaine. Ripley utilise sa séduction flottante dans un combat de tous les instants pour survivre. Le volume le plus extraordinaire est à ce titre le premier, Monsieur Ripley (1955), qui tire parti de l'identité incertaine du personnage. Le film de René Clément arrivait à le faire sentir de manière paroxystique, lors de la scène de la banque, lorsque Delon, jouant de sa ressemblance avec son ami, essaie de retirer de l'argent en son nom.
Chez Patricia Highsmith, il y a toujours une morale, derrière le cynisme apparent. Ripley, par exemple, n'aime pas du tout la mafia. Il voudrait vivre en bon père de famille, à Fontainebleau, en compagnie de sa femme Héloïse. Est-ce cette tranquillité qu'il recherche vraiment ? Lorsqu'il a l'occasion de revenir aux USA, il se dit avec nostalgie qu'il n'aurait jamais dû en partir. À cheval entre Amérique et vieille Europe, comme Patricia Highsmith elle-même, Tom Ripley ne s'affirme jamais d'un bloc parmi les apparences qui s'offrent à lui. Dans Ripley entre deux eaux, venant à bout d'une sombre histoire de tableaux et de maître chanteur, il tire à nouveau parti de son absence d'identité, de son invisibilité, pourrait-on dire, sans qu'un tel dénouement, pourtant positif, ne vienne ajouter quelque chose à ce mécanisme humain.
J'ai entendu dire que Patricia Highsmith avait, après ce cinquième tome, le projet d'en écrire un dernier, dans lequel elle aurait fait mourir Ripley. Elle n'en aura pas eu le temps, et c'est peut-être mieux ainsi. Le mystère propre au personnage de Ripley ne se serait sans doute pas accomodé d'une fin si radicale. Il nous reste le loisir de nous replonger dans cette petite saga, pour découvrir la "vérité" sur Tom Ripley – une tentative similaire, si l'on veut, à celle de Kafka poursuivant "la vérité sur Sancho Panza"...
Ripley entre deux eaux, Patricia Highsmith. Éd. Calmann-Lévy, 17 €.
09:01 Publié dans Livre | Tags : patricia highsmith, ripley entre deux eaux, plein soleil, alain delon, rené clément, identité, sancho panza | Lien permanent | Commentaires (0)