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22/11/2014

Raskolnikov

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   Dostoïevski, dans ses grands romans, n'a eu de cesse de reprendre un même personnage, pour en peindre les diverses formes. Stavroguine dans Les Démons (1871), le prince Mychkine dans L'Idiot (1868), sont par exemple les deux faces complémentaires d'un seul caractère historique bien déterminé : l'homme du XIXe, pris au piège du monde moderne, problématique que Nietzsche a su si bien éclairer en philosophie. Raskolnikov, dans Crime et châtiment, roman écrit en 1866, m'en semble être une synthèse parfaite, mélange à la fois d'orgueil et de faiblesse extrêmes qui débouche sur la folie — du moins dans un premier temps, avant la rédemption finale. On se souvient que Raskolnikov justifie son crime en invoquant Napoléon. Il voudrait démontrer, de manière pour ainsi dire expérimentale, qu'en assassinant la vieille usurière il s'est ouvert un règne de liberté et de puissance. Mais il continue cependant à vivre dans une tension permanente qui le mine. Surtout, une culpabilité obsédante a tôt fait de le rattraper. Ainsi, lors du dernier entretien avec le juge chargé d'élucider le crime, Porphiri Petrovitch, celui-ci, qui a percé à jour Raskolnikov et qui lui conseille de se dénoncer, lui lance : "Quoi donc, serait-ce une fausse honte bourgeoise qui vous retient ? C'est peut-être cette crainte en effet, sans que vous vous en doutiez, parce que vous êtes jeune. Pourtant vous ne devriez ni avoir peur, ni avoir honte de confesser le mal qui vous ronge." Paroles déterminantes, qui radiographient "le mal" tant moral que physiologique dont Raskolnikov est atteint. Voulant vivre et accomplir jusqu'au bout, presque malgré lui, les idées nouvelles de son époque, il se brise contre la réalité. Face à des enjeux similaires, le terrible Stavroguine choisissait le suicide, alors que le faible Mychkine sombrait dans la catatonie définitive : il est dévolu à Raskolnikov un destin moins rigoureux, moins sombre. Dostoïevski lui laisse un horizon possible, comme si l'espoir existait encore.   

12/11/2014

Un inédit de Julien Gracq

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   La sortie en octobre dernier aux éditions Corti d'un long roman inédit de Julien Gracq a été ressenti comme un événement. Ces Terres du couchant furent entreprises après Le Rivage des Syrtes (1951) et abandonnées en faveur de la rédaction d'Un balcon en forêt (1958). Julien Gracq n'est jamais revenu par la suite sur ce manuscrit des Terres du couchant, estimant sans doute qu'il lui manquait un tout petit quelque chose pour en permettre la publication. A lire aujourd'hui cette vaste fresque, dont l'Histoire est le centre, on ne peut néanmoins s'empêcher d'être ébloui par une prose très poétique, remplie d'images somptueuses qui évoquent tantôt l'époque cruelle des invasions, tantôt un Moyen Âge sombre et rugueux, ou encore, plus vaguement, les traces perdues d'un XVIIIe sur le point de s'éteindre. Les Terres du couchant sont comme une transition miraculeuse entre l'univers acéré et précis des Syrtes et l'atmosphère désœuvrée du Balcon. La cohérence première du livre est là, sans doute. En lisant avec délectation cet inédit, je me suis rappelé ce que Gracq écrivait dans un passage d'En lisant, en écrivant à propos du genre romanesque et de sa manière à lui, Gracq, de l'aborder et de le pratiquer. Voilà ce qu'il disait : "Presque dès que j'ai commencé à écrire, j'ai été sensible à cette particularité qu'a le roman, parmi tous les genres qu'on pratique encore, d'être un insatiable consommateur d'énergie." Et Gracq de nous citer un chapitre de Clausewitz intitulé La friction dans la guerre. On pourrait reprendre cette intéressante remarque pour Les Terre du couchant. Le périple hallucinant des principaux protagonistes les conduit en effet aux limites du royaume, dans la citadelle assiégée où ils feront la guerre et trouveront probablement une mort héroïque et absurde. Et pour nous signifier l'ampleur de ces destins égarés, la langue de Gracq déploie véritablement une palette de couleurs ahurissante, qui en viendrait presque à fatiguer l'œil. Toute cette énergie déployée, peut-être en vain, à l'image de certaines guerres dont il fut le témoin ou le contemporain, explique selon moi pourquoi Gracq a finalement renoncé à ces pages, dont la violence néanmoins nous hantera longtemps : "Quand on fermait les yeux, tout se fondait par instants dans une clameur longue, haute, rougeoyante, à la limite de l'aigu, qui semblait gicler des créneaux et des merlons comme ces peignes effilés de flammes longues que le vent souffle par les chéneaux des maisons en feu."

Julien Gracq, Les Terres du couchant. Postface de Bernhild Boie. Éd. Corti, 20 €.

04/11/2014

Refus d'agir

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   Je joue parfois aux échecs en ligne, c'est-à-dire contre une intelligence artificielle. Chaque fois, je suis étonné d'être confronté à un adversaire redoutable et particulièrement coriace. Lorsque je choisis le niveau le plus fort, j'ai en face de moi quelque chose de féroce et de cynique à la fois, qui ne laisse rien passer, inhumain jusqu'à me paraître monstrueux. Dans 2001, l'Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick avait bien montré toute cette perversité intrinsèque du robot, qui portait à un stade ultime une sorte de machiavélisme sadique. C'est d'ailleurs sans doute, dans l'avenir, ce qui nous pend magnifiquement au nez. Par esprit de contradiction, j'ai parfois tenté l'expérience suivante, lors de parties en ligne : au lieu de jouer des coups véritablement offensifs, pour tenter de gagner, je me suis contenté de faire du surplace, par exemple en avançant et reculant alternativement une pièce comme la tour ou le cavalier. Au début, cet immobilisme systématique a dérouté quelque peu l'ordinateur. Mais il a vite compris l'astuce ! Il s'est mis à redoubler d'agressivité, et m'a fait échec et mat à une vitesse fulgurante. Outre d'avoir été battu à plate couture, j'en ai tiré une leçon générale assez déprimante : dans ce monde ici-bas, tout est fait et organisé pour l'action efficace, rien pour l'abstention. C'est vrai pour la partie d'échecs programmée, ce l'est encore plus pour la vie elle-même dans sa globalité. L'inertie est hors jeu, la non-participation interdite sous peine de fin de partie instantanée. Pascal, inventeur comme on sait de la "machine arithmétique", l'avait lui-même parfaitement compris, qui écrivait par exemple dans sa Pensée n° 129 : "Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort." Si la civilisation de l'ordinateur a réussi à s'imposer avec autant de succès parmi nous, c'est, je crois, parce que l'intelligence artificielle réalise presque parfaitement cet idéal d'élan vital qu'une nature probablement dévoyée a créé en l'homme. Le malheureux qui chercherait le repos dans la non-action apprend bien vite que, ce faisant, il se condamne hic et nunc.  

28/10/2014

Aristote et la question de l'oisiveté

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   Il faudrait relire ce qu'écrivait le père Rapin, au XVIIe siècle, à propos de la réception en Europe de la pensée d'Aristote, son passage notamment chez les philosophes arabes, son éclosion à l'époque de saint Thomas d'Aquin parmi les savants : on aurait alors une idée assez exacte de l'importance du Stagirite à travers l'histoire comme fondement principal de la philosophie. Alors que paraissent deux recueils de ses œuvres complètes, l'un en Pléiade avec de nouvelles traductions, l'autre chez Flammarion, c'est le moment de s'interroger sur une question à mes yeux essentielle posée par Aristote dans son Éthique de Nicomaque : la question du "propre" de l'homme dans ses relations avec le désœuvrement.

   Aristote se demandait, à propos du bonheur, ce qui caractérisait avant tout l'homme, et si plus particulièrement "la nature aurait fait de celui-ci un oisif ?" (Éthique de Nicomaque, I, VII, 11). Le recours au concept d'oisiveté remet les choses bien à plat, et c'est sans doute pourquoi ce passage frappe autant certains commentateurs (dont par exemple le philosophe Giorgio Agamben). On voit très bien en effet que la pensée qui se déploie ici trouve son fondement dans ce qui en manque terriblement. Le paradoxe veut que c'est pour cette raison qu'elle sera si efficace. Le désœuvrement pousse la question dans ses derniers retranchements : de cette surface indéterminée naît ce qui fait le propre de l'homme. La réponse, inscrite dans le droit fil de cette Éthique de Nicomaque, nous ramène vers "l'activité de l'âme", et sa propension au Bien et au Beau. Rappelons que le propos d'Aristote est de nous parler du bonheur. C'est un "métier" d'être heureux, une occupation constante de notre âme qui, travaillant à la Vertu, permet à l'homme désœuvré de contempler le cosmos. Il y a peut-être une réserve à apporter à ce si parfait scénario, et c'est Aristote lui-même qui l'évoque dans l'un des derniers chapitres : "Une telle existence, toutefois, pourrait être au-dessus de la condition humaine." (X, VII, 8) Ce qu'Aristote croyait encore possible, devenir des dieux, ne l'est plus, après seulement quelque deux millénaires de civilisation. L'histoire nous a montré quels périls étaient attachés à cette présomption. Le "travail" intime en vue d'une Vertu supérieure a été mis à mal par une nécessité pour l'homme de songer d'abord à survivre au rythme des révolutions dans le temps. Aujourd'hui, il est de fait presque interdit à l'être humain de prendre le loisir de penser à son âme, en tout cas de se tourner, même brièvement, vers un tel processus de désœuvrement ou d'oisiveté. Quand nous lisons désormais l'Éthique de Nicomaque, une immense nostalgie ne peut que nous saisir, et l'on se dit alors : tout aurait dû être si bien...

Parutions : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin. Éd. Flammarion, 69 €. Du même, Œuvres, sous la direction de Richard Bodéüs. Traductions nouvelles. Éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 61 €.

J'ai utilisé dans la note ci-dessus la traduction de l'Éthique de Nicomaque de Jean Voilquin, éd. de poche GF Flammarion.

20/10/2014

Jean-Marie Rouart mode d'emploi

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   Il me semble toujours avoir lu Jean-Marie Rouart (photo). D'abord parce qu'il a dirigé les suppléments littéraires du Quotidien de Paris et du Figaro, dans les années 80, à une époque où les livres étaient encore considérés comme la chose la plus sérieuse du monde. Je ne ratais jamais, le jeudi, la sortie de ces suppléments, qui réveillaient nos semaines désœuvrées. Il y avait à l'époque un bouillonnement culturel, dont on n'a plus idée aujourd'hui. Imaginez même qu'un quotidien de tendance socialiste existait alors, Le Matin, dans lequel d'ailleurs Bernard Frank écrivait son inlassable chronique, qu'il devait ensuite aller poursuivre au Monde puis au Nouvel Obs. Bref, une période enchantée pour l'amateur de littérature, avec pour maître des cérémonies Jean-Marie Rouart en personne, avant qu'il n'entre à l'Académie française.

   En second lieu, je lisais évidemment la prose de Jean-Marie Rouart dans les romans et les essais qu'il prenait le temps d'écrire. Le labeur de journaliste ne l'a pas empêché de publier de nombreux volumes. Je me souviens surtout, au mitan des années 80, de la publication de Ils ont choisi la nuit, une réflexion sur les écrivains et le suicide, que j'avais particulièrement appréciée. Rouart n'hésitait pas à parler avec une sensibilité toute romantique de Drieu la Rochelle, un de mes auteurs de prédilection pendant mon adolescence. Drieu sortait à peine du purgatoire, et on n'imaginait pas qu'il serait un jour dans la Pléiade. Quant au thème du suicide, il était peut-être, du moins pour certains comme moi, une manière de s'opposer au conformisme bourgeois qui régnait. Il devenait une morale de substitution, pour remplacer les fausses valeurs d'un monde en pleine dérive.

   On retrouve dans les romans de Rouart, à travers des histoires de passion amoureuse, un même désespoir romantique, qui a perduré au fil du temps. Il y a ajouté peut-être une ironie inattendue, surtout lorsqu'il en vient à parler de ses propres contradictions. C'est le cas dans le roman autobiographique qui est sorti à cette rentrée, Ne pars pas avant moi. La phrase du titre est de Jean d'Ormesson, et adressée à Jean-Marie Rouart alors que ce dernier se trouvait à l'hôpital après une crise cardiaque. En des chapitres qui surgissent au gré de la mémoire, Rouart revient sur les temps forts de sa vie : ses amours de jeunesse, ses ambitions littéraires, ses rencontres. Un sentiment d'insatisfaction le hante, il a la crainte obsédante de n'être qu'un raté, malgré les preuves nombreuses de sa réussite sociale. Rouart est un éternel Rastignac, qui ne sera jamais même rassasié par aucune convoitise satisfaite.

   Je ne déteste pas cet état d'esprit, qui porte un homme vers le chemin de la perfection plutôt que vers la résignation. Parlant du poids qu'a représenté pour lui sa famille, Jean-Marie Rouart écrit ceci qui me touche, et que chacun d'entre nous, je crois, ne devrait jamais perdre de vue : "Je voulais m'approprier la vie dans toute sa variété, connaître des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des vainqueurs et des vaincus. Je détestais les barrières, le fil de fer barbelé, les clôtures, les ghettos." Belle profession de foi en ces temps de blocage généralisé !

Jean-Marie Rouart, Ne pars pas avant moi. Ed. Gallimard, 17,90 €.

08/10/2014

Le point sur Maurice Blanchot

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   J'ai entre les mains depuis une quinzaine de jours ce nouveau Cahier de l'Herne consacré à Maurice Blanchot. Dans leur introduction, les deux concepteurs du projet, Éric Hoppenot et Dominique Rabaté affirment : "Il est temps de lire Blanchot comme les autres grands auteurs du XXe siècle, avec rigueur philologique, avec patience mais sans complaisance ni dévotion." Remarque très importante, à mon sens, et qui dit bien la réussite de ce projet, un peu plus de dix ans après la disparition de l'auteur de L'Arrêt de mort. En quatre cents pages qui couvrent les multiples domaines qui étaient ceux de Blanchot, ce superbe Cahier rassemble des contributions souvent pointues d'auteurs très divers. Toutes les générations ont été convoquées, et Blanchot est lui-même présent avec des textes, mais aussi des lettres et des notes inédites. Il est significatif de relire par exemple ce que Jacques Derrida écrivait peu après la mort de son ami dans "Lui laisser le dernier mot". De même, de reprendre l'analyse de Lacoue-Labarthe sur L'Instant de ma mort, qui montre toute la richesse littéraire et autobiographique de cet ultime récit de Blanchot. On trouvera par ailleurs dans ce volume des exégèses écrites par des auteurs de la nouvelle génération ; il est frappant de constater comment chacun d'eux accomplit sa propre lecture personnelle de cette œuvre, solitairement. C'est le cas du romancier Tanguy Viel, qui nous offre ainsi une méditation très intime à partir de sa longue fréquentation de Blanchot. Une partie du Cahier, on pouvait s'y attendre, est consacrée à la philosophie, "notre compagne clandestine" comme la nommait Blanchot. "L'originalité profonde de l'œuvre, soulignent Hoppenot et Rabaté, tient aussi à cet équilibre instable, à la confrontation inlassable avec le projet même de toute philosophie, à ses ruses pour sortir de la dialectique, selon des modes de voisinage  et de rapprochement qu'il faut regarder de près."  Là également, l'héritage est considérable et particulièrement en phase avec l'époque que nous traversons. Le plus grand mérite de ce Cahier de l'Herne est certes de faire le point aujourd'hui sur Blanchot, mais également d'ouvrir des perspectives, — alors qu'on croyait que la pensée était morte et l'histoire finie. Non, il s'agit de rester éveillé à ce qui se donne à nous, qui continue en dépit de tout à se donner à nous. Et pour espérer encore y arriver, alors que les chemins se perdent, l'œuvre de Blanchot conserve incontestablement un rôle déterminant à jouer.

Cahier de l'Herne Maurice Blanchot, sous la direction d'Éric Hoppenot et Dominique Rabaté. 2014, 39 €.

A signaler, le numéro 43 de la revue Lignes, dirigée par Michel Surya, sous le titre "Les politiques de Maurice Blanchot, 1930-1933" (mars 2014, 22 €). Intéressant ensemble de textes, qui essaient de mettre au jour l'engagement politique d'extrême droite de Blanchot avant guerre, sans concession et loin de toute idéalisation. Cela nous donne paradoxalement un Blanchot plus proche, moins mystérieux. L'œuvre y gagne en clarté, et l'homme nous paraît plus humain, malgré tout...

Je signale pour finir la parution annuelle en ligne du numéro 4 de la revue en langue espagnole Revista Neutral, entièrement dévolue à Blanchot. Pour aller sur ce site directement, vous pouvez cliquer ici en haut à droite sur Revista Neutral.

29/09/2014

L'antisémitisme de Heidegger ?

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   Que Heidegger ait été nazi, c'est ce qui avait été confirmé en 1987 par Victor Farias dans son ouvrage retentissant Heidegger et le nazisme. Un doute subsistait néanmoins quant à la profondeur de cet engagement du philosophe, et de ses véritables conséquences sur sa philosophie. Certains dès lors ont rejeté Heidegger, comme d'autres ont voulu l'absoudre — ces derniers affirmant qu'il n'avait jamais été antisémite. Or, c'est exactement ce que vient contredire la parution en Allemagne des Cahiers noirs, dont Heidegger avait décidé la publication posthume, et qui comportent certains passages à connotation plus qu'antisémite. L'événement est d'importance, car il pourrait de ce fait remettre complètement en cause la réception de l'œuvre de Heidegger parmi les philosophes, et en tout cas parmi ses lecteurs. Les Cahiers noirs seront bientôt publiés en français, mais déjà nous disposons du commentaire écrit par Peter Trawny (photo) à propos de cette affaire. Peter Trawny est le Directeur de l'Institut Martin Heidegger, et responsable de la publication en Allemagne des Cahiers noirs. Certains ont avancé qu'il n'allait pas, dans ce livre, jusqu'à condamner totalement Heidegger, qu'il essayait encore de le défendre en relativisant notamment la portée des fragments antisémites. Je ne suis pas de cet avis. Tout ce que cite et développe Peter Trawny est confondant, malheureusement. Il ne s'agit pas d'achever Heidegger ; mais un exposé objectif de ce qu'on trouve dans Les Cahiers noirs indique tout de suite le degré d'antisémitisme irrécupérable de sa pensée, qui en restera désormais marquée de manière indélébile. La philosophie de Heidegger s'inscrit à plein dans une certaine idéologie conservatrice de son époque. Elle apparaît bien comme un effort désespéré  de pérenniser cette idéologie, et de lui donner des fondements tangibles. De fait, ceci n'est pas vraiment une surprise pour ceux qui ont lu attentivement l'auteur de Sein und Zeit. Tout était écrit, dans différents textes, sous le langage technique de la philosophie, qu'il suffisait de décrypter. N'est-ce pas à quoi avait procédé un Jacques Derrida, par exemple, qui en 1987 avait fait paraître un livre majeur sur Heidegger, De l'esprit, sous-titré de manière fort significative : "Heidegger et la question" ? Je dirai pour conclure qu'on lira encore Heidegger dans l'avenir. Il fut, il reste toujours un "grand" philosophe. Mais sa pensée ne pourra plus être désormais pour quiconque une pierre de touche. C'est une pensée contaminée, qui accompagne l'écroulement d'un monde. Et ainsi que l'écrivait, à propos du concept d'esprit, non sans l'ambiguïté requise, Jacques Derrida dans le même livre, parlant de ce Heidegger-là : "Ce qu'il a fait ou écrit, lui, est-ce pire ? Où est le pire ? voilà peut-être la question de l'esprit."

Peter Trawny, Heidegger et l'antisémitisme. Sur les "Cahiers noirs". Traduit de l'allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod. Ed. du Seuil, 2014.

Jacques Derrida, De l'esprit. Heidegger et la question. Ed. Galilée, 1987.

20/09/2014

Heure de lecture

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   Probablement ne devrait-on pas lire les mêmes livres selon l'heure de la journée. Il y a par exemple une lecture du matin et une du soir, elles sont différentes. Si vous êtes comme moi, La Nouvelle Héloïse vous fera passer un charmant moment le matin, peu après le réveil. On a alors besoin, je crois, de douceur, et en tout cas d'une prose qui se déguste avec facilité et qui mette de bonne humeur. Le soir, il en va autrement, il nous faut davantage de viande faisandée pour combler l'appétit. Notre sensibilité est émoussée par les sensations de la journée, et si l'esprit n'est pas piqué par certaines épices, ce n'est pas la peine d'insister. Certes, cela reste au gré de chacun, mais voilà ce que ma propre expérience de lecteur m'a appris. J'encadre mon activité journalière souvent restreinte par ces deux moments studieux, abordés un peu comme le font les Indiens en matière de musique : un raga existe chez eux pour chaque heure, et l'oreille avertie des amateurs en reconnaît avec délectation tout l'à-propos.

Illustration : dessin de Magritte

11/09/2014

Thomas Pynchon

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   Un nouveau roman de Thomas Pynchon est toujours un événement. Romancier invisible des médias, citoyen à la biographie secrète, sa voix nous parvient d'une zone que nous avons du mal à déterminer. Dans le passé, de grands livres nous ont étonnés : en particulier Vente à la criée du Lot 49 (1966) et, surtout, L'Arc-en-ciel de la gravité (1973). Décryptage historique patient des signes d'un monde qui éclate en fragments, odyssée paranoïaque du postmoderne, le travail romanesque de Pynchon remet en cause le jeu des frontières acquises. Là est sa pertinente lucidité, qui le rend souvent insurpassable. Dans son dernier roman, Fonds perdus, qui paraît en cette rentrée, Pynchon aborde le temps présent, le début des années 2000, à travers d'une part le monde du Web (la bulle Internet), et d'autre part l'attentat du 11-septembre, deux séismes lourds de symptômes. Sa narration se fait pourtant légère, à l'image de sa sympathique héroïne, mère de famille new-yorkaise qui n'a pas froid aux yeux. Les personnages, souvent étranges, se multiplient, ainsi que les dialogues très enlevés, et il faut lire attentivement ce que nous raconte Pynchon pour comprendre ce qui se passe réellement dans cet univers que nous croyions nôtre, et qui nous échappe toujours, aliénés que nous sommes dans nos propres vies de consommateurs effrénés sous hypnose. Pynchon ne veut pour ainsi dire rien démontrer, là est sa grande force de moraliste. Il décrit les choses apparemment de façon tout à fait neutre, mais avec une logique particulière qui les rend susceptibles d'une interprétation, évidemment. Et comme dans la plupart de ses romans, la fin nous laisse ainsi sur une sorte d'indécision latente, un vague répit grâce auquel nous espérons peut-être reprendre souffle. Mais en vain ; nous savons qu'en dépit de cet "arrêt", la vie au dehors continue. Le roman aura été la possibilité salvatrice, vite disparue, d'une rémission, au milieu de la sauvagerie du monde.

PS. Voir l'article de Marc Weitzmann sur ce roman de Pynchon dans la revue Le Magazine littéraire de ce mois de septembre 2014 pour un éclairage qui m'a paru intéressant, au milieu du silence quasi complet de la critique.

Thomas Pynchon, Fonds perdus (Bleeding Edge). Traduit par Nicolas Richard. Editions du Seuil, "Fiction & Cie", 2014.

02/09/2014

Résistance au langage

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   Barthes parlait quelque part (1), avec une sorte de désinvolture, du "malaise" qu'il ressentait devant son propre discours, comme si l'écriture le portait malgré lui au-delà de ce qu'il aurait voulu, vers l'affirmation d'une vérité ("c'est le langage qui est assertif", écrit-il). Il ressentait ici sans doute la violence du langage, dont il pensait néanmoins ne pas pouvoir sortir, ne cherchant d'ailleurs pas à s'en donner les moyens, essayant tout au plus, avec résignation, de contourner par des effets de style ce mal pour lui inhérent. Malgré cette conscience qu'il en avait, Barthes n'a jamais tenté — il n'était pas romancier, ni poète, ni philosophe — de désamorcer de l'intérieur ce terrorisme du discours. A-t-il cependant pressenti que cette tâche était accomplie par d'autres, et qu'en tout cas elle était vitale pour eux ? Et que là était peut-être un trait majeur de la critique postmoderne : se libérer enfin ?

(1) Dans Roland Barthes par Roland Barthes (Le Seuil, 1975), le fragment intitulé "Vérité et assertion".

23/08/2014

Le roman par lettres

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   Il y a dans le roman par lettres une forme de pluralité extrême, surtout lorsque c'est aussi réussi, selon moi, que dans une œuvre comme La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Derrida faisait remarquer dans son Séminaire qu'une narration telle que Robinson Crusoé exprimait la faculté d'appropriation du sujet : Robinson veut d'abord se rendre maître de l'île sur laquelle il a échoué, puis, en relatant ses aventures par écrit, s'en rendre possesseur par l'imaginaire. Le point de vue est ici unifié, unique, sans contrepoint. A l'inverse, dans les romans par lettres, les perspectives se chevauchent, le sens n'est jamais donné une fois pour toutes. Les personnages sont comme expropriés d'eux-mêmes. C'est par exemple, dans La Nouvelle Héloïse, ce qui arrive lorsque la mère de Julie découvre la correspondance amoureuse de celle-ci. Les répercussions accidentelles de cet événement seront considérables pour les deux femmes, sans jamais pourtant être avérées à leurs yeux. Ces événements les dépassent. C'est aussi, très subtilement, inscrivant une temporalité et une mémoire dans la dramaturgie du roman, l'épisode où Julie cite à Saint-Preux le passage d'une de ses lettres plus anciennes (cf. 3ème partie, Lettre XVIII). Le récit de Rousseau joue sur la nostalgie du passé comme élément de décomposition. Le lecteur ressent cette impression d'éparpillement, d'altération dans la complexité des caractères. Nous savons que Robinson Crusoé va s'échapper de son île, mais dans La Nouvelle Héloïse nous ignorons tout du destin de Julie avant d'avoir lu la fin de l'histoire. Les multiples voix présentes dans le roman par lettres, quand le procédé du moins est poussé jusqu'au bout, c'est-à-dire orienté vers le réalisme, forment des constellations particulièrement modernes qui parlent à notre sensibilité de manière toujours plus inédite.

Illustration : gravure pour La Nouvelle Héloïse.

14/08/2014

Claustration

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   J'ai eu le curieux projet d'écrire un livre assez bref sur le chanteur Michel Polnareff (photo), dans lequel j'aurais raconté de manière très précise les trois années et demie qu'il a passées enfermé à l'intérieur d'un palace parisien, le Royal Monceau, confiné dans ce lieu clos et hors du monde tel un des Esseintes du show-biz. Cette expérience de claustration volontaire me titillait l'imagination, et je trouvais que la presse, pourtant avide de détails, n'avait pas su nous en dévoiler suffisamment la teneur. J'aurais donc envisagé d'interroger, durant quelques jours, le chanteur en personne (lui seul était en mesure de raconter cette période de son existence) dans sa demeure californienne actuelle, où il continue du reste de mener une vie quasi recluse. Je l'aurais confessé aussi longuement que possible sur cette performance énigmatique, qui me l'a rendu presque plus cher que sa musique. La tâche était compliquée à programmer dans son aspect matériel, car une question surtout se posait à moi : Polnareff aurait-il accepté de me parler ? Qui aurait eu assez de poids auprès de cet artiste réputé discret et réservé, jusqu'à la névrose, pour le convaincre de livrer au public des péripéties si éminemment intimes ? Souvent, à tout hasard, au cours de déjeuners, je parlais de cette idée d'un livre sur Polnareff à des interlocuteurs divers ; en général, l'idée leur semblait amusante ; cependant, je ne suis jamais tombé sur la personne qui m'en aurait facilité la réalisation. Mais peut-être — c'est ce que je crois aujourd'hui — ce projet était-il surtout fait pour rester à l'état de simple ébauche. Le réaliser lui aurait fait perdre une grande part de son charme intrinsèque.

24/07/2014

Lettre de Varsovie

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   C'est du milieu des années 80 que date ma rencontre avec Gilles Renard (photo), dans cette ville de province où je passais alors souvent. Notre amitié allait durer de manière très forte, malgré une séparation géographique quasi constante : Gilles choisit en effet de partir en Pologne, début 1990, afin de suivre les cours de cinéma de la fameuse Ecole de Lodz. Il y étudia, pour son film de fin d'études, sous la direction pédagogique du très grand réalisateur Krzysztof Kieslowski. Gilles devait décider de rester dans ce pays qui l'avait accueilli si chaleureusement — qui était aussi celui de ses ancêtres, les Renard venus d'Allemagne, anoblis par le roi de Pologne au XVIIIe siècle, et qui essaimèrent ensuite dans toute l'Europe, à commencer par la France. Professionnellement, il réalisa divers courts et moyens métrages, et monta quelques pièces de théâtre (Minetti de Thomas Bernhard, au Teatr Polski, ou encore Fin de partie de Beckett). J'ai suivi son parcours avec beaucoup de précision et d'intérêt, car toutes ces années nous n'avons pas cessé de nous écrire, quand je ne venais pas le voir à Varsovie. A parcourir aujourd'hui certaines de ses lettres, je suis épaté par l'exigence artistique qui était la sienne, et dont il ne dérogea jamais, dans ce monde du cinéma qui, même en Pologne, a dégringolé sous l'emprise fatale des marchands de pacotille. Un Français résiste encore à Varsovie, c'est lui, Gilles Renard, et j'en veux pour preuve l'extrait d'un courrier qu'il m'écrivait le 15 février 1997. Comme nous étions encore jeunes alors ; mais ce temps ne reviendra pas !

   "Quand le scénario est accepté, j'écris alors ma vision du film — image par image — que je chronomètre. Généralement, cela fait le double de pages du scénario initial. Pour un autre que moi et mon opérateur, c'est illisible, et ça ne doit surtout pas être montré car ça ferait peur au producteur qui n'y comprendrait rien. Sur ma page : il y a alors la colonne image, la colonne dialogue, la colonne musique et enfin la colonne bruitage. Ensuite, sur le plateau, en ayant reparlé la veille des scènes qu'on allait tourner le lendemain avec l'opérateur, j'arrive avec la version initiale du scénario et bien que j'aie tous les plans que je dois tourner dans la tête et leur durée exacte, là je me laisse aller à saisir l'humeur qu'il y a sur le plateau, je laisse aller l'inspiration.

   "[...] Pour le scénographe (1), il lit la version initiale et un petit rapport sur chaque scène avec tout ce qu'il doit y avoir. Et ensuite, j'attends ses propositions. S'il n'en fait aucune, je le vire, car j'ai remarqué que tout va par paliers dans ce domaine, et que la première conception n'est jamais la bonne : on a trop de clichés dans la tête !"

(1) C'est-à-dire le décorateur.

 Voir un film de Gilles Renard : la chaîne de télévision polonaise TVP Kultura doit diffuser au mois d'août prochain son court métrage de fiction Everything (titre original en polonais : Wszystko, 2007). Vous pouvez regarder également ce film dès à présent sur YouTube en version anglaise. De même, toujours sur YouTube, est également visible, et en version française, le documentaire Malgré tout (Roszada, 2005).

19/07/2014

Un verre d'eau

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   Quand j'étais étudiant, je n'aimais pas du tout aller lire en bibliothèque. Dernièrement, j'y ai pris goût, cependant. J'y vais surtout par désœuvrement, sans but précis. L'intérêt est de demeurer en silence assez longtemps — au moins deux bonnes heures. Après quoi, l'on se sent plus serein. On a l'impression d'avoir "travaillé", même si l'on n'a fait que rêvasser devant quelque vague article de revue. Dans les cafés, que je fréquente depuis toujours, une même possibilité s'offre au client solitaire. Café et bibliothèque sont liés. Un passage que j'aime beaucoup du film de Jean Eustache (photo) La Maman et la Putain le montre très bien, lorsque le personnage d'Alexandre dit à un autre, alors qu'ils sont "assis à la terrasse d'un bistrot indéfinissable" : "Je viens lire ici l'après-midi... J'ai l'intention de faire ça assez régulièrement... Comme un travail. Je ne peux pas lire chez moi." Puis il cite une très belle phrase de Bernanos, qui écrivait en effet dans les cafés : "Je ne peux pas me passer longtemps du visage et de la voix humaine, disait Bernanos, j'écris dans les cafés." Le personnage d'Eustache conclut alors pour sa part : "Moi j'en fais un peu moins. Je viens y lire." Les désœuvrés ont quelquefois besoin de se donner des tâches à accomplir, qu'ils n'effectueront au mieux qu'à moitié, mais qu'importe (la moitié vaut mieux que le tout, affirmaient les Anciens Grecs). C'est le verre d'eau qu'on remplit et vide dans l'évier chaque matin, toujours à la même heure, comme un début de discipline. Peut-on faire plus ?

Jean Eustache, La Maman et la Putain. Scénario. Ed. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998.

12/07/2014

La sagesse ne viendra jamais

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   Quand j'entreprends la lecture d'un livre, c'est dans l'idée qu'il va répondre à toutes les questions que je me pose, qu'il va m'apprendre la Vérité, avec un grand V. Or, à chaque fois je suis déçu. Mon aspiration n'est évidemment jamais réalisée, et il me faut recommencer l'opération à nouveau. Je suis d'ailleurs très conscient désormais, mon expérience de lecteur étant relativement longue, que le savoir absolu — et même relatif — ne me traversera jamais. Je ne peux disposer seulement que de quelques indications, certes utiles, mais au fond très insuffisantes. Ceux qui ont écrit tous ces livres, y compris les plus grands, ne connaissaient d'ailleurs pas plus que moi la Vérité, et quelquefois ils l'ont admis très naturellement : c'est sans doute cela aussi, la leçon. Guy Debord, moderne Ecclésiaste, avait par exemple conclu son scénario intitulé In girum sur cette constatation lapidaire : "La sagesse ne viendra jamais", tout de suite suivie par la suggestion : "A reprendre depuis le début". Telle est, je crois, la vanité de notre recherche à travers les livres : une quête inlassable, souvent trompeuse et décevante. J'ajoute bien sûr que le plaisir de la pensée, en ce qui me concerne, demeure néanmoins très vif, mais sans jamais apporter d'élément supplémentaire au lecteur quasi "professionnel" que je suis devenu, qui a passé toutes ces années allongé sur un lit, ou affalé dans un fauteuil, un volume entre les mains, — et pour quel résultat ? Je ne regrette pas vraiment tout ce temps consumé pour rien, mais, parfois, l'objet de la lecture me semble obscur.

Illustration : dernière image du film In girum imus nocte et consumimur igni (1978) de Guy Debord. Scénario repris dans Guy Debord, Œuvres cinématographiques complètes, 1952-1978. Ed. Gallimard, 1994.

04/07/2014

Mélange des genres

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   Gustav Mahler racontait que, tout jeune, il avait assisté à une violente scène de ménage entre ses parents. Quittant précipitamment la maison, il se retrouva dans la rue où un orgue de Barbarie égrenait la chanson O, du lieber Augustin. C'était là pour le compositeur l'origine de cet entrelacs entre tragique et légèreté, frivolité et gravité, assez typique de sa musique. Explication très freudienne, trop peut-être, d'un trait de caractère qu'on retrouve chez maints artistes viennois de cette époque. Cet alliage sophistiqué entre les contraires a peut-être pris son plus vif essor alors, dans cette phase de décadence d'une civilisation excessivement raffinée, qui contemplait son déclin au milieu des dernières fêtes. Comment ne pas être admiratif de cet amalgame, jusqu'à traquer l'ironie parfois où elle n'est pas ? D'où nous vient, aujourd'hui même, ce goût, cette attirance paradoxale ? J'ai pour ce qui me concerne beau chercher, aucune anecdote ne remonte à la surface de ma mémoire pour dévoiler un aléatoire pourquoi. Ce fut plutôt une caractéristique globale de la société que nous avons traversée : l'indolence de plusieurs générations gavées de chansonnettes sans intérêt, et, le temps s'écoulant, le pessimisme noir, fruit des désillusions. Une certaine dérision n'est pas sans rapport, je pense, avec une situation de naufrage — d'agonie...

26/06/2014

La poésie, Jean-Luc Godard !

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   C'est Aragon, toujours perspicace, qui posait la bonne question, autrefois, dans un article fameux de 1965 écrit à l'occasion de la sortie de Pierrot le fou : "Qu'est-ce que l'art, Jean-Luc Godard ?" Le nouveau film du Dostoïevski de Lausanne, Adieu au langage, est véritablement une synthèse de tout son travail effectué jusqu'à ces dernières années. Un travail sur la fiction, d'abord ; et ensuite, plus fondamentalement peut-être, un travail sur la pensée. La vaste série des Histoire(s) du cinéma le montrait bien, étape essentielle d'un parcours dont rien ne vint affaiblir la rigueur. Film socialisme, sa précédente œuvre, apparaissait encore comme un ensemble hybride, certes extrêmement riche et passionnant, mais décevant au plan de la forme. Ce coup-ci, avec Adieu au langage, nous y sommes : chaque élément a trouvé sa place dans un édifice artistique incomparable. Godard est avant tout poète, comme Aragon l'avait pressenti de manière évidente. Cette poésie aujourd'hui se déchaîne avec une ampleur kaléidoscopique, seulement disciplinée par des références nombreuses que Godard va chercher chez les grands écrivains (dont Maurice Blanchot) ou les philosophes. L'ombre tutélaire de Soljenitsyne inspire au cinéaste de présenter son film comme un "essai d'investigation littéraire". Mais il est certes beaucoup plus que cela. Difficile de définir à vrai dire ce projet, sinon en disant que Godard suit les traces de Lautréamont. Un critère existe, cependant, qui me sert personnellement à qualifier les chefs-d'œuvre : je note que je relirai volontiers tel livre, que je reverrai volontiers tel film. Eh bien ! je vais profiter de ce qu'Adieu au langage est toujours à l'affiche pour aller le revoir, expérience stimulante.

20/06/2014

Art Nouveau

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   Dans sa conséquente étude, L'Art Nouveau en France (Flammarion, 1994), Deborah Silverman nous explique comment ce qui s'est appelé "Art Nouveau" trouve son origine dans le rococo. Elle convoque au début de son propos les frères Goncourt (photo), grands collectionneurs devant l'éternel. Elle parle de "l'héritage des Goncourt", qui, dans leur maison d'Auteuil, avaient rassemblé des objets, des meubles, des décorations de l'époque Louis XV. L'Art Nouveau, qui s'invente en cette fin de siècle, surgit de ce fonds historique auquel les Goncourt surent donner toute l'importance qu'il méritait. On a souvent l'idée que les dernières années du XIXe sont le summum de la décadence, on pense à Huysmans, auteur du sublime A Rebours, ou encore à des esprits comme Jean Lorrain. La perspective semble un peu faussée, surtout lorsqu'on s'attarde sur d'autres domaines que la littérature, comme l'architecture, les arts décoratifs. Deborah Silverman nous montre au contraire que cet univers ne jaillissait pas de quelque névrose soudaine, mais qu'il s'appuyait sur ce que la France avait pu donner de meilleur, spécialement dans son artisanat. La transparence du rococo a nourri, enrichi l'Art Nouveau, et procuré à ses contemporains la chance d'une vie parfaitement élégante. Je vous conseille d'avoir ceci à l'esprit lorsque vous visiterez, par exemple, le Musée d'Orsay, qui expose dans certaines salles de magnifiques meubles fin XIXe. Vous penserez ainsi, en passant devant, aux livres, non seulement des frères Goncourt, mais aussi certainement de Zola. Vous vous direz : voici le décor de La Curée. Ou bien : son Excellence Eugène Rougon recevait dans ce mobilier. La séduction littéraire de certains romans de ce temps doit beaucoup à ce qu'a su insuffler dans cette vie l'Art Nouveau. J'irai même plus loin. Le phénomène pourrait être fort antérieur. Voilà ce que je me disais récemment en relisant La Chartreuse de Parme de Stendhal. On sent en effet dans ce roman non pas une "parodie" du XVIIIe siècle, mais bien plutôt, déjà, un univers qui s'affirme esthétiquement sur les bases du style rococo, et le dépasse allègrement, joyeusement. Stendhal anticipe l'Art Nouveau, sa délicatesse, sa grâce, son épicurisme charmant. Et si La Chartreuse, finalement, était le manifeste véritable de l'Art Nouveau ? Je le crois sincèrement. Je crois aussi que c'est un style d'art qui ne vieillit pas, qui reste intact. Après le Musée d'Orsay, allez prendre un verre, comme moi, au Café de Flore : l'ambiance si particulière de ce lieu toujours vivant, né au tout début du XXe siècle, aura tôt fait de vous convaincre, vous aussi.    

11/06/2014

Fin du monde

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   Dans les décors de ruines du Palais de Tokyo, avenue du Président-Wilson à Paris, le photographe et artiste japonais Hiroshi Sugimoto a installé sa nouvelle et très forte exposition "Aujourd'hui, le monde est mort" [Lost Human Genetic Archive]. En trente-trois variations, il nous fait découvrir les fins du monde qu'il imagine dans un avenir pas si lointain. Chaque installation se voit nantie d'un commentaire assez long, manuscrit, d'inspiration situationniste, m'a-t-il semblé, qui commence toujours par ces mots : "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Reprise frappante des premières pages de L'Etranger de Camus, ce roman qui a tellement marqué son temps en ouvrant à une nouvelle esthétique. Lorsqu'on sait par ailleurs que Sugimoto s'inspire ici et là des ready-made de Duchamp ou parfois du travail de Warhol, on se dit que la panoplie nihiliste est décidément complète. Il ne vous reste plus alors qu'à déambuler dans les salles austères de cette exposition, en vous laissant porter par ce qu'elle pourra vous inspirer de définitif. Je vous conseille d'en faire le tour au moins deux fois, de prendre bien votre temps, comme si c'était la dernière promenade qu'on vous ait octroyée avant de vous condamner à mort. Profitez-en au maximum, et repensez-y lorsque vous serez ressorti dehors, sous le soleil brûlant de Paris. Vous ne verrez plus les choses de la même façon. Derrière l'illusion de ce monde présent, vous aurez désormais conscience de sa pleine et entière agonie, et du fait aussi que tout ça ne risque probablement pas de durer encore longtemps. "Aujourd'hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Telle est vraiment la seule prière que vous serez en mesure de répéter, une prière négative courte et brève pour déplorer, impuissant, ce suicide annoncé.

Hiroshi Sugimoto : Aujourd'hui, le monde est mort [Lost Human Genetic Archive]. Palais de Tokyo. 13, avenue du Président-Wilson (Paris 16e). Renseignements : 01 81 97 35 88. Jusqu'au 7 septembre.

Illustration : photographie de Hiroshi Sugimoto.

30/05/2014

Bashô et le bol du pèlerin

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   Je lis depuis quelques jours la nouvelle Pléiade des œuvres du poète Philippe Jaccottet. L'agencement de ce volume me semble particulièrement réussi : des poèmes, bien sûr, mais aussi des proses, et des Carnets (La Semaison) dans lesquels on se plongera avec délice. A condition peut-être d'aimer la nature, car il en est beaucoup question chez Jaccottet, disciple de Rousseau et de Bashô notamment. Dans un excellent avant-propos, José-Flore Tappy évoque du reste un texte du Japonais, qui a beaucoup marqué Jaccottet. Il s'agit de La Sente étroite du Bout-du-Monde, récit de voyage publié par la revue L'Ephémère en juin 1968.  "Jaccottet trouve dans ce récit plein d'esprit et de mélancolie, fait de rencontres et de séparations successives, une image de ce que devrait être pour lui la poésie." Il y revient plus tard, dans une note de La Semaison, explorant cette affinité personnelle qui devait le marquer profondément : "L'absolue merveille de cette prose, de cette poésie, écrit Jaccottet, est qu'elle ne cesse de tisser autour de nous des réseaux dont les liens, toujours légers, semblent nous offrir la seule liberté authentique." Je ne m'étonne donc pas, en le relisant vers la fin du volume, de l'éblouissement d'authentique liberté que nous laisse un texte comme Le Bol du pèlerin. C'est à mon sens l'un des plus beaux livres qu'on ait jamais consacré à un peintre, en l'occurrence Giorgio Morandi. Jaccottet y déploie toutes ses ressources de poète et de prosateur pour nous faire pénétrer dans cet univers qui le touche si fort. Un univers minimaliste, intense, qu'il prenait soin, déjà, de mettre en relation avec celui des Japonais, dans une note essentielle de La Semaison. Jaccottet y écrivait par exemple (mais toute la note serait à citer) : "On pense aux moines-poètes du Japon à cause de la pauvreté humble, du bol blanc, ou de ce qui pourrait être un encrier." Il faut avoir tout ceci à l'esprit pour comprendre Jaccottet, sa rigueur, son éloignement géographique (il a choisi de vivre retiré à la campagne), sa méfiance même pour les sinécures professionnelles qui vous volent votre âme. Son travail poétique est constitué de cette exigence, avec les yeux grands ouverts sur cet enjeu (comme disait Soupault) dont trop peu d'écrivains ou de poètes gardent aujourd'hui le souci. Je crois qu'un récit comme L'Obscurité, qui figure aussi dans ce volume de la Pléiade, est emblématique de cette grandiose tradition.

Philippe Jaccottet, Œuvres. Préface de Fabio Pusterla. Edition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon. Ed. Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade".

Calligraphie : haïku de Bashô.